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Cercle de lecture : "Manuel de rhétorique" de Pierre Chiron

Recension de l'ouvrage de Pierre CHIRON,
Manuel de rhétorique ou Comment faire de l’élève, un citoyen,
publié en 2018 à Paris aux éditions Les Belles Lettres
par Yaël Boublil, PFA et professeure de lettres modernes au lycée Diderot.

 Pierre Chiron, helléniste, philologue, historien de la rhétorique, est professeur émérite de l’Université Paris-Est, membre senior de l’Institut universitaire de France (2008-2018), ancien président de la 8e section du CNU, vice-président de la SIBC (Année philologique) et de l’Association des Etudes grecques en France.

Il a par ailleurs publié plusieurs romans policiers où il donne pleine mesure à la légèreté de son style et à son sens de l’humour, qui rend la lecture de son manuel particulièrement agréable et a animé pendant de nombreuses années l’atelier « Concours d’éloquence » de son université.  Sa carrière universitaire a été consacrée à l’édition et à l’exégèse de traités techniques généralistes ou spécialisés de rhétorique (Aristote, Pseudo-Aristote, Démétrios, Alexandros, Tibérios, Phoebammon).

Ses derniers travaux à l’Institut de France portaient sur un cycle d’exercices préparatoires en usage dans les écoles gréco-latines, les Progymnasmata. Cet ensemble progressif d’exercices visait à la formation du citoyen par le perfectionnement patient des compétences linguistiques, « littéraires » et argumentatives des adolescents. La recherche sur cette formation a pris d’abord une forme érudite, jusqu’à ce que des pédagogues américains, suédois, ou encore français, cherchent à en exploiter les ressources pour l’amélioration de l’expression orale et, plus profondément, la formation intellectuelle, en particulier à l’aune des neurosciences. Elle a donné lieu à l’organisation d’un colloque international à l’Université Paris-Est Créteil où se sont réunis neuf pays.

Ces travaux ont donné lieu à la publication de deux ouvrages : l’ouvrage grand public Manuel de rhétorique publié dès 2018 aux éditions des Belles Lettres, dont nous proposons ci-après la recension et un ouvrage scientifique tiré plus directement du colloque, co-dirigé avec l’helléniste bruxellois, Benoît Sans, et publié aux éditions Rue d’Ulm en 2020, qui rassemble vingt-neuf contributions : les dix-huit premières, plus historiques et philologiques, consacrées aux usages passés de ces exercices de l’Antiquité au XVIIIe siècle et les onze suivantes, plus didactiques, traçant des pistes solides pour l’enseignement contemporain de la rhétorique.

pierre chiron

Toute éducation est faite de savoir et d’entraînement
DÉMOSTHÈNE, Eroticos, § 40

C’est sur cet exergue qu’aucun coach contemporain, ne renierait que s’ouvre le Manuel de rhétorique de Pierre Chiron. Le sous-titre de l’ouvrage Comment faire de l’élève un citoyen donne d’emblée l’objectif de l’ouvrage : redonner dans cette ère de post-vérité galopante, les moyens rhétoriques de se défendre. On pense ici d’emblée à d’autres essais qui empruntent le même lexique sportif (et bourdieusien…) 

  • Bertrand Périer, La Parole est un sport de combat, 2017, Jean-Claude Lattès
  • Cyril Delhay, L’Art de la Parole, 2e éd. ; 2020, Dalloz

Ou se donnent le même objectif :

  • Victor Ferry, 12 leçons de rhétorique pour prendre le pouvoir, 2020, Eyrolles
  • Mathilde Levesque, La Tête haute, guide d’autodéfense intellectuelle, 2019, Payot
  • Sophie Mazet, Manuel d’autodéfense intellectuelle, 2015, et Autodéfense intellectuelle (le retour), 2020, aux éditions Robert Laffont
  • Clément Viktorovitch, Le Pouvoir rhétorique, apprendre à convaincre et à décrypter les discours, 2021, Seuill

Ce manuel ne serait qu’un essai de plus, presque égaré dans ce temple de l’érudition que sont les éditions des Belles Lettres ? Non ! L’originalité et la force du livre de Pierre Chiron tient justement de son ancrage dans une érudition rigoureuse mais vivifiée par un rapport à l’actualité et au quotidien des enfants, des adolescents et des étudiants.

Au lieu de proposer une série d’exercices empruntés à toutes les traditions qui vont trop vite des exercices élémentaires aux exercices complexes comme la dissertation, Pierre Chiron s’attache à présenter de manière détaillée ce corpus simple, limité, progressif et spiralaire d’exercices qui, pendant 1500 ans, a permis la formation des jeunes esprits : celui des Progymnasmata (ou exercices préparatoires) du rhéteur Aphtonios d’Antioche, daté du IVe siècle.

Il s’agissait d’un cycle d’exercices que l’on faisait pratiquer aux élèves, en Grèce et à Rome, à un niveau intermédiaire entre la classe du grammatikos (grammairien, maître d’école) et la classe du rhéteur (entre 10 et 15 ans). Sorti de la classe du grammatikos, l’élève savait lire et écrire, connaissait les bases de la grammaire et il avait appris par cœur beaucoup de poésie, à commencer par Homère. À ce niveau, et avant d’aborder des matières comme la musique et la géométrie, c’était la poésie qui servait de support aux premiers apprentissages scientifiques, la géographie, la botanique, l’astronomie – avec les questions de navigation – etc. L’élève avait donc une teinture de culture générale en plus de la poésie et de la grammaire. Mais il lui restait beaucoup à apprendre avant d’entrer dans la classe du rhéteur, qui lui enseignerait à bâtir un discours complet sur des affaires politiques ou judiciaires toujours fictives (les fameuses « déclamations »), mais chargées de données factuelles et légales proches du réel.

Les Progymnasmata visaient donc à transmettre à l’enfant, puis à l’adolescent, la maîtrise de toutes les formes discursives qui se situent entre la phrase et le texte, et entrent dans la composition dudit texte, bref à maîtriser toutes ces briques qui manquent souvent quand les élèves passant du collège au lycée abordent soudain la construction d’un raisonnement complexe.

Partant de l’œuvre de trois maîtres de la rhétorique, Isocrate, Aélius Théon d’Alexandrie et Quintilien, qu’il présente dans la première partie, Pierre Chiron s’appuie sur la somme composée par Aphtonios à partir de leurs ouvrages pour proposer quatorze exercices organisés dans ce qu’on pourrait qualifier de « progression pluriannuelle » présentés dans la seconde partie de son essai ainsi que cinq rituels quotidiens à pratiquer , qu’il détaille dans la troisième et dernière partie de son essai.

Les exercices développés sont la fable (dans sa simplicité ésopique et non dans son perfectionnement ultime avec La Fontaine), le récit, la chrie (brève anecdote rapportée à un personnage dont elle montre l’à-propos), la maxime, la contestation et son corrolaire la confirmation, le lieu commun, l’éloge et son corrolaire le blâme, le parallèle, l’éthopée, la description, la thèse pour terminer par la proposition de loi. Chacun d’entre eux fait l’objet d’un développement structuré selon un plan identique où l’exercice est défini, placé dans la série d’exercices. Pierre Chiron montre les réutilisations possibles dans d’autres types de texte plus complexes, indiquent les compétences visées par l’exercice, suggèrent des manipulations possibles pour améliorer la maîtrise de la langue et enfin proposent des actualisations du corpus antique dans la société et la littérature contemporaine, pour en faciliter en place dans les classes.

Les rituels quotidiens proposés par Théon ont presque un petit goût d’interdit pour nous qui n’avons pas été formé par eux : la lecture expressive (et l’apprentissage par cœur), l’audition, la paraphrase, la réélaboration et la contradiction. Comme il le souligne dans la conclusion, il resterait pour n’avoir aucun regret à travailler comme les Anciens l’élocution et le style, ce qui ne manquerait sans doute pas d'intérêt en vue de l'oral de 3e comme du grand oral.

En bon rhéteur, Pierre Chiron se propose dès l’Avant-Propos de situer les tensions autour de sa proposition didactique. Certes ces exercices ont connu 1500 ans de succès. Après une présentation érudite des sources et de la diffusion par les Protestants puis par les Jésuites de cette somme pédagogique, P. Chiron explore les raisons de ce succès :

« […] la simplicité, la progressivité, le côté pratique, la présence de modèles accessibles, le pari de l’activité et de l’engagement personnel de l’élève ».

Mais il ne faut pas occulter pas également ce qui les a fait tomber dans l’oubli

« Car une dérive menaçait et menace toujours quiconque voudrait remettre en pratique les exercices préparatoires : de l’imitation créatrice, vigilante, exigeante, on glisse facilement, par la routine, vers le plagiat.
Mais ne peut-on dire cela de tous les enseignements ? »

À l’usure des exercices, se serait ajoutée à partir de la fin du XVIIIe siècle, une critique rousseauiste prolongée par les Romantiques de l’enseignement collectif de la rhétorique. Au nom d’une supposé consubstantialité du langage à son énonciateur, qui exclurait l’apprentissage d’une technique, la rhétorique, rejetée comme héritage des anciens au nom du culte de la modernité, qui valorise l’individu dans son originalité, contre le groupe, au profit d’une éducation personnalisée, aristocratique, avec pour méthode un dialogue adapté à l’âge et à la personnalité de l’élève.  

Après un temps de redécouverte de la rhétorique avec les formalistes russes au début du XXe siècle, Pierre Chiron rappelle comment Barthes et plus largement la Nouvelle Critique, lui ont asséné le coup de grâce dans les années soixante, avec l’idée que soumettre le discours à un travail, un entraînement, des règles ou des modèles serait une soumission à la société et donc une aliénation aux rapports de production capitalistes. La pratique de l’écriture doit être « révolutionnaire » et s’oppose donc à la rhétorique renvoyée dans le camp des « réactionnaires ». Tous les exercices intermédiaires (narration, description, sentence, thèse) entre la phrase et la dissertation disparaissent.

Alors s’ils sont « antimodernes », pourquoi chercher à réhabiliter ces exercices antiques, 70 ans après la massification de l’enseignement secondaire ?

D’abord parce qu’il ne faut pas croire que le mépris des langues et cultures de l’Antiquité est de nature différente de la Haine de la littérature, dépeinte par William Marx, répond P. Chiron. Ensuite parce qu’il n’est pas pertinent d’opposer les sociétés grecques et françaises qui ne sont pas si éloignées qu’on veut bien le dire des nôtres que ce soit sur l’ethnocentrisme, la manière de traiter les travailleurs, les femmes ou les étrangers par exemple. Enfin parce que pédagogiquement ce retour à la rhétorique est tout sauf un retour à un âge d’or fantasmé antérieur à la massification où, en réalité, seuls les enfants privilégiés qui entraient au lycée suivaient un enseignement de rhétorique. C’est au contraire, un cheminement encore en construction vers un idéal de démocratisation, comme le rappelle l’auteur dans cette page très inspirante pour les professeurs de lettres que nous sommes :

En réalité, l’altérité antique est la source, et donc, pour partie, la source de sens, non seulement pour des acquis bien connus (notre langue, la démocratie, la philosophie, la rhétorique, un certain type de science, etc.) mais pour des problèmes actuels parfois brûlants : la division ou la cohésion entre Orient et Occident, la séparation ou la collaboration entre les deux rives de la Méditerranée, l’unité profonde ou le conflit ouvert entre les trois religions du Livre, la séparation ou la confusion du pouvoir politique et du pouvoir religieux, et, last but not least, la formation du citoyen.

Le pari de cet ouvrage est que des liens non seulement actualisés, mais nouveaux, peuvent être noués avec l’Antiquité, et particulièrement dans l’un des domaines où se jouent la vitalité et l’avenir de la démocratie, celui de l’éducation. Seuls des George W. Bush Jr peuvent croire que la démocratie s’exporte comme un soda. Le corollaire de la rareté et de la fragilité des régimes démocratiques antiques est un fait d’expérience : s’il est un être naturellement politique, comme le dit Aristote, l’homme n’est pas naturellement démocrate. Non : le citoyen se fabrique patiemment, sur des années, par la compétence langagière, par la transmission de valeurs humanistes au moyen d’ouvrages et de traditions repères, par l’enseignement de la capacité réflexive et délibérative, de la faculté de prendre en compte l’intérêt général en concurrence avec l’intérêt particulier, voire de préférence à lui.

Question d’actualité s’il en est : à l’heure où Internet offre une tribune à tous, il est peut-être plus que temps de former de vrais orateurs et de s’appuyer sur sa stimulante proposition pour le faire.

A partir du texte lui-même de l’essai au lycée

L’essai de Pierre Chiron peut tout à fait être lu par des élèves de Première dans le cadre de l’Enseignement de spécialité Humanité Littérature et Philosophie. Il permet d’aborder la question de l’art de la parole dans une langue simple et accessible pour les élèves.

Sa présentation de Quintilien peut être particulièrement intéressante pour une question d’interprétation. On peut également proposer une question de réflexion à partir de la lecture de l’avant-propos : l’orateur classique est-il moderne ?

Les quatorze exercices d’Aphtonios et les cinq rituels de Théon peuvent faire l’objet de présentations orales successives et complémentaires qui permettraient à la fois d’entraîner au grand oral et de mieux comprendre les différents éléments à l’œuvre dans une question de réflexion ou de mieux construire en classe de Seconde et de Première l’exercice de l’essai et de la dissertation, en les travaillant par briques successives bien identifiées, menant naturellement à un discours argumentatif bien construit.

En utilisant la démarche proposée en collège et au lycée

Le cycle d’exercices proposé peut permettre de structurer sa progression annuelle, voire pluriannuelle d’écriture non seulement sur l’imitation de textes lus comme on le pratique le plus souvent mais en intégrant les exercices et les rituels proposés sur une séance dédiée chaque semaine, qui pourra également servir de support à un travail sur l’orthographe à partir de phrases du jour par exemple.

On peut enfin proposer un atelier d’éloquence en utilisant par exemple les situations procurées par Les nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon et en appliquant les différents exercices proposés jusqu’à la réalisation d’une plaidoirie qui viendrait couronner le cycle.

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1. Rappel

Dans la seconde partie de la publication qu'il a coordonné avec Benoît Sans (Université libre de Bruxelles), Les Progymnasmata en pratique, de l'Antiquité à nos jours, Pierre Chiron présente une série d'expérimentations menées dans divers pays européens.

Modestement, nous vous proposons en complément le récit des expérimentations de terrain menées dans l'Académie de Paris par les formateurs du groupe Lettres.


 

2. Expérimentation en spécialité "Humanités Littérature, Philosophie" pour la classe de Première Générale, pour les thèmes "L'art de la parole"

En cours d'expérimentation. Compte-rendu bientôt en ligne.

3. Expérimentation en seconde année de spécialité "Humanités Littérature, Philosophie" pour le thème "Éducation, transmission et émancipation"

En cours d'expérimentation. Compte-rendu bientôt en ligne.