Bandeau
Haghi

La puissance de la voix au cinéma - Conférence de Pierre Eugène

Le 9 décembre 2022 s'est tenue au lycée Louis-le-Grand PARIS 5 une journée d’études mise en place par Aurélie Suratteau, IA-IPR de Philosophie et Jean-Philippe TABOULOT, IA-IPR de Lettres, dans le cadre de l'Enseignement de Spécialité HLP (Humanités, littérature, philosophie) des classes de Première et de Terminale. Cette journée fut entre autres composée d'une conférence de M. Pierre Eugène, Maître de Conférence à l’Université de Picardie et Rédacteur aux Cahiers du cinéma. La conférence, intitulée  "Puissance de la voix au cinéma : théâtralité, imaginaire, politique", s'inscrit  dans l'objet d'étude de Première « Les pouvoirs de la parole" et plus particulièrement dans les chapitres "L’art de la parole " et "L’autorité de la parole".
Vous trouverez un compte-rendu de cette conférence par notre collègue Aurore Violas, le diaporama ayant servi de support à la conférence, ainsi qu'un enregistrement de celle-ci.

Compte rendu de la conférence

 

Pierre Eugène, Maître de Conférence à l’Université de Picardie Jules Verne

Conférence du 9 décembre 2022 au lycée Louis le Grand

« Puissance de la voix au cinéma : théâtralité, imaginaire, politique »

 

Pour faire le lien avec Les pouvoirs de la Parole, Pierre Eugène propose de réfléchir sur les dispositifs d’énonciation qui portent la parole dans les œuvres cinématographiques et leur interaction avec les motifs du cinéma.

 

I - Mise au point historique

Pierre Eugène rappelle d’abord les nombreuses révolutions techniques qui permettent d’arriver au cinéma parlant.

  Il faut remonter avant 1895, date de la première séance de cinéma tel qu’on le connaît aujourd’hui, c’est-à-dire la première projection payante, à Paris, par les frères Lumière.

  1ère étape : l’invention de la « photographie rapide », la chronophotographie, inventée par Edward Muybridge et le français Etienne Jules -Marey : méthode qui permet d’obtenir sur une seule image une succession d’impressions pour montrer toutes les étapes du mouvement d’un sujet ou pour observer le vol des oiseaux.

  George Demenÿ utilise le procédé pour réaliser une photographie de la parole (par exemple avec la phrase « je vous aime ») pour faire parler les sourds en découpant le mouvement des lèvres image par image (autre proposition « Vive la France »)

   => Ainsi même avant l’invention du cinéma, la parole est présente, puisqu’une part des travaux vise à rendre en image le mécanisme de la diction. En quelque sorte, il y a toujours eu de la parole liée à l’image.

  Autre étape importante : Thomas Edison

  En 1877, il invente le phonographe. Edison était lui-même un peu sourd : on peut se demander si ces inventions ne sont pas toujours liées à la volonté de surmonter un handicap.

  Presque au même moment, il invente ce qu’on appelle le kinétoscope d’Edison.

C’est véritablement l’ancêtre du cinéma puisqu’il s’agit de pouvoir regarder des images avec du son, mais c’est un dispositif créé pour un seul spectateur.

  On peut donc dire que la parole a toujours été au centre du développement du cinéma qui ne consistait pas seulement à rendre un mouvement, mais souvent rendre un mouvement lié à un son.

   Pourquoi n’y a-t-il pas tout de suite du cinéma sonore ? En raison des problèmes d’enregistrement et de synchronisation.

  Le basculement se produit en 1927.

Pierre Eugène fait ensuite un petit point sur les particularités des premières projections de cinéma.

  Le cinéma naît autour de 1895, mais ce cinéma n’est pas du tout comme ce qu’on appelle aujourd’hui le cinéma : les projections ne se déroulent pas dans un espace spécifique. Les projections ont lieu dans les foires et les cafés. Leur durée est très courte (la plupart du temps quelques minutes seulement).

  Ces projections sont généralement liées à différents types de spectacles, notamment le théâtre, les spectacles forains et l’opéra. La projection cinématographique n’est donc pas un spectacle isolé.

  Pour l’Exposition Universelle de 1900, la Gaumont invente le phono-cinéma-théâtre, c’est-à-dire le premier film accompagné de son. Mais au départ, il s’agit avant tout de filmer des spectacles, du théâtre, de l’opéra. Ainsi la Gaumont projette un air extrait de l’Iphigénie en Tauride de Gluck.

  Georges Méliès adapte aussi des opéras (le plus long durera 12 minutes, La Damnation de Faust, c’est un film extrêmement cher).

  Leopoldo Fregoli, ami des frères Lumière, transformiste, projette des petits films au milieu de ses spectacles et fait lui-même le son du film en direct.

  La question du son et de la voix est donc primordiale. En fait, le cinéma n’a jamais vraiment été muet. On pourrait presque dire qu’à ses débuts le cinéma était ventriloque car la voix est désolidarisée de l’image.

  Le cinéma n’était pas muet ; il était sourd. D’une part, les personnages à l’image parlent (on les voit parler) et réagissent aux sons qu’ils entendent ou à la voix des autres personnages. D’autre part, les projections étaient accompagnées de musique (notamment parce qu’il fallait couvrir le bruit produit par le projecteur) et les spectateurs parlaient pendant le film. On peut donc dire les séances étaient sonores.

Pierre Eugène présente ensuite le rôle du bonimenteur,

  Le bonimenteur est celui qui commente les images. Il est aussi appelé « l’explicateur de vues », « le diseur à voix », « le bonisseur ». Il est à côté du film, il annonce les vues et les commente (on est encore très proche du théâtre finalement) ; parfois c’est même le patron de la salle. C’est un véritable métier.

  La présence de ce personnage, son rôle, sont des éléments qui rappellent aussi que les films ont souvent au départ une visée pédagogique (par exemple lorsqu’il s’agit d’images d’explorateurs).

  D’autre part, ces projections sont vraiment populaires. C’est aussi pour cela que le bonimenteur a une vraie fonction. Sa parole va guider le spectateur. Il est nécessaire cependant de ne pas fatiguer le public. Son rôle est essentiel dans les projections. Les bonimenteurs sont également là pour faire taire la salle.

  Son rôle pédagogique peut aussi se faire sentir à travers un discours moral : devant une adaptation de L’Assommoir, le bonimenteur peut prononcer un commentaire pour montrer les méfaits de l’alcool.

  La fonction du bonimenteur va disparaître, mais restera quand même à travers la voix off.

  Plus tard, Sacha Guitry réutilise le procédé. Ainsi, dans son premier film, Ceux de chez nous (1915), il parle en off lorsqu’il filme les artistes, amis de son père. En 1915, le cinéma n’étant pas encore sonore, il va présenter son film comme un bonimenteur et faire comme une tournée de conférences pour commenter le film lui-même pendant la projection, avec son épouse.

  Au Japon, ces bonimenteurs s’appellent des Benshi ou des Katsuben. C’est un véritable métier.

  Quand le katsuben intervient, il ne se contente pas d’expliquer les images ; il explique d’abord le phénomène technique du cinéma, il assure le lien entre les bandes, et enfin parle pendant la projection.

  Le katsuben avait une très grande notoriété. La corporation va même retarder l’arrivée du parlant au Japon : le cinéma reste muet jusqu’en 1939 ; parfois on coupait le son du film (quand le film était importé) pour que le katsuben puisse parler (éventuellement il changeait même des éléments du film, pour en faire quelque chose « à sa sauce »).

  À cette époque, au Japon, pour la majorité de la production cinématographique, il n’y a pas vraiment de réalisateur qui assure la part artistique du film.

II - La centralité de la voix dans l’expérience cinématographique

Pierre Eugène rappelle successivement les différents rôles de la parole au moment de l’arrivée du cinéma parlant.

  C’est la voix qui va d’abord remplacer les intertitres, qui va guider le regard du spectateur (= qui regarde celui qui parle).

  Ce rôle de guide de la parole est une expérience encore visible dans les doublages ou dans les voix hors-champ et les voix off dans le cinéma actuel. Le spectateur écoute la voix qui guide l’expérience du spectateur, ce qu’il ressent, les éléments de l’image auxquels il va être attentif.

  Cette expérience est ce que l’on appelle le « vococentrisme ». Le théoricien Michel Chion parle de « voix acousmatique »[1] quand c’est une voix dont on ne voit pas la source.

  André Bazin a beaucoup réfléchi sur la question du hors-champ et M. Chion analyse la voix dans l’opposition champ / hors-champ, car la voix (la voix off, mais aussi celle des personnages) oscille entre les deux espaces.

  On pourrait presque se demander si la voix off acquiert le statut de voix divine, comme dans l’expérience du buisson ardent. En effet, on s’aperçoit que la voix a un pouvoir supérieur quand elle vient du hors champ par rapport à la voix du personnage qui est dans le champ.

  Dans le cinéma moderne, on peut prendre l’exemple de la voix de HAL dans 2001, l’Odyssée de l’espace de S. Kubrick : on ne sait pas d’où provient la voix.

   Pierre Eugène propose la scène au moment où Dave tente de stopper HAL en retirant chacune des bandes enregistrées pour débrancher l’ordinateur central. Pendant la scène, on a à la fois la voix de HAL (en off) et la respiration profondément humaine de l’homme à l’écran : on ne sait où il se trouve, d’où vient la voix, qui n’a d’autre réalité que le pouvoir propre de la parole, voix qui se ralentit, passe de voix parfaite, presque humaine, douce et apparemment bienveillante à une voix qui ressemble de plus en plus à une voix enregistrée : son pouvoir disparaît au fur et à mesure qu’elle s’éloigne de la voix humaine. Puis une autre voix se fait entendre, une voix très humaine, enregistrée avant le départ : cette fois, c’est la voix supérieure, celle qui représente l’autorité qui a envoyé les astronautes.

  Pierre Eugène présente aussi un extrait du générique du film de Sacha Guitry, Le Roman d’un tricheur (1936) : c’est un générique filmé et parlé. S. Guitry signe lui-même à l’image sur panneau blanc au moment où l’on dit en off qu’il est le réalisateur : il signe son film (puis il dé-signe son film car la signature s’efface par un retour en arrière). En voix off, il présente ensuite chaque corps de métier qui est intervenu dans le film, alors que la caméra se déplace pour s’approcher des membres de l’équipe. La voix de l’auteur, du réalisateur est ici toute puissante, elle montre sa maîtrise, apostrophe les membres de l’équipe, en leur disant de venir, de sourire…

  Cela permet de réfléchir sur le rôle de l’auteur, du réalisateur : l’homme de parole, qui existe par sa parole, l’auteur qui représente en même temps l’autorité sur le plateau, durant le tournage, dans le film.

  Pierre Eugène souligne ensuite le statut particulier de la voix off dans les œuvres audio-visuelles. En effet, on peut dire que cette voix acousmatique produit un imaginaire qui se détache de l’imaginaire du cinéma et irait au-delà de ce que les images peuvent montrer.

  Le pouvoir de la voix off dans un film n’est jamais soupçonné, mais on peut comprendre cela en prenant l’exemple de la voix off dans un documentaire : le spectateur ne remet jamais en cause l’autorité de la parole du commentaire qui est pris en charge par la voix off, qui est hors-champ et qui prend finalement le pouvoir sur l’image. Au contraire, si la personne parle face à la caméra, l’expérience du spectateur est très différente, car la voix est liée à un être. La voix off, elle, se superpose à l’image, mais en fait, elle prend le premier plan. C’est elle qui guide le spectateur, qui le dirige.

  C’est d’ailleurs ce qu’on voit dans les films de propagande.

  Le procédé est bien mis en relief par C. Chaplin, dans Le Dictateur. Il avait compris le rôle de la voix dans les films de propagande et c’est ce qu’il dénonce entre autres dans son film. Même quand le parlant commence, Chaplin reste au cinéma muet. Le Dictateur est son premier film parlant. La force de la parole est, par exemple, visible dans le discours radiophonique qui fait peur au barbier, comme si le dictateur était vraiment là, alors que c’est une « voix off » (= hors champ). Chaplin est un des rares cinéastes à témoigner des dérives fascistes des régimes européens. On peut dire que son film est un acte politique, notamment dans le discours final, et c’est aussi la première fois qu’il va donner la parole à son personnage.

  Pierre Eugène explique que certains réalisateurs de la modernité vont aussi jouer sur les voix acousmatiques pour étendre l’imaginaire du cinéma. Ils appartiennent d’ailleurs à ce qu’on appelle « les cinéastes de la parole ».

  Marguerite Duras dans India Song (1975) : la voix est totalement détachée du film. C’est une voix de narration. On entend la voix des personnages, mais ils ne parlent jamais quand ils sont à l’image. Au contraire, les personnages qui sont à l’image sont muets, bouche fermée, même quand c’est leur voix que l’on entend ; l’esprit du spectateur est séparé entre ce qu’il voit à l’image et ce qu’il entend. Duras dit qu’elle n’a pas voulu filmer des personnages ou des comédiens, car on ne peut pas représenter un personnage : l’image devient une simple représentation fantomatique de ce qu’on entend.

  Jean-Luc Godard utilise aussi beaucoup la voix off dans ses films. C’est par exemple le cas de l’ensemble du générique du film Le Mépris (1963).

  Jean Eustache, dans un court métrage-documentaire intitulé Les Photos d’Alix (1980), filme la conversation entre son fils et une photographe qui commente ses photos. Le film alterne des plans sur les photos et les plans sur les personnages qui se parlent. On se rend compte au fur et à mesure que les commentaires ont parfois été déplacés d’une photographie à l’autre. Le décalage pourrait produire le rire, mais on est forcé, par ce pouvoir de la voix off (celle de la conversation entre les deux protagonistes), de chercher dans l’image des éléments qui pourraient correspondre à ce qu’on entend. Cela produit une rencontre poétique. Le spectateur doit voyager entre ce qu’il entend et ce qu’il voit.

  Pierre Eugène indique que la question des accents est peut-être aussi à travailler pour comprendre la puissance de la voix au cinéma.

  Par exemple, Pagnol qui travaille dans le Sud de la France, alors que la majorité du cinéma se produit et se tourne à Paris, veut entendre les accents, mais aussi le son environnant. Pour cela, il décide de ne pas séparer la voix du corps, notamment parce qu’il essaie au maximum de faire du son direct, c’est-à-dire d’enregistrer la voix des comédiens pendant la prise, sans post-synchronisation comme cela se faisait lorsqu’il s’agissait de décor extérieur. Pourtant, c’est techniquement (et donc matériellement et économiquement) très lourd à l’époque d’avoir le matériel pour prendre le son en extérieur. [Remarque : Au contraire, en Italie ou dans le cinéma de la Nouvelle Vague, il n’y a pas de son direct et tout le son est travaillé en post-synchronisation].

 

  Pierre Eugène conclut donc son intervention en rappelant l’importance de la voix au cinéma, de sa présence avant le cinéma parlant, de son apparition dans le cinéma parlant et des différents choix cinématographiques pour travailler sur la voix en accord avec les personnages, l’image ou dans le procédé de la voix off. Tous ces éléments nous rappellent la puissance de la voix qui peut ainsi avoir à la fois un rôle théâtral, poétique, mais parfois aussi politique.

 

[1]. Michel Chion, La voix au cinéma, Ed. Cahiers du Cinéma, 1982, p30