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Bibliographies.La perception-La politique. 2008

Agrégation interne, session 2008.

Indications de travail, bibliographies et sujets proposés par Hedi Rizk.

Explication de texte : la perception.

La perception n’est pas la connaissance : elle n’est même pas une connaissance embryonnaire, une forme de conception encore confuse que l’entendement n’aurait pas encore entièrement élucidée. De même, la perception ne doit pas être confondue avec la sensation, telle que l’opinion commune se la représente : en effet, il est faux de croire que des choses sensibles existent en face de nous. On pense alors que ces choses déjà faites nous affectent par des impressions, à partir desquelles l’esprit reconstitue la chose qui en est la source.

         L’illusion de ce réalisme naïf expose l’attitude naturelle dont il se réclame à perdre de vue la chose même, qui devient le nom fictif d’une collection d’accidents : la substance disparaît alors derrière ses propres apparitions, qui la manifestent tout en occultant son être véritable et ultime. Il est bon de rappeler sur ce point les analyses de Descartes, qui invitent à se prémunir d’une telle naïveté, qui est au fond une méconnaissance de la perception. Percevoir, c’est en effet penser, et notre esprit, en vertu de l’union de l’esprit et du corps, perçoit — quand il s’agit des données que livrent les sens — des idées sensibles. Aussi c’est l’esprit qui sent, qui perçoit les idées sensibles, et non le cerveau ou les organes sensibles : les idées ne dérivent pas des sensations car elles forment l’objet immédiat de toute perception.

         Il n’est donc aucunement nécessaire de renoncer au sensible pour découvrir l’objet : l’opposition entre une conception intellectuelle qui seule rendrait intelligible l’objet et une connaissance sensible relative aux sens est schématique : la perception est de part en part œuvre de l’esprit tout en étant perception de la chose même. Percevoir, c’est penser des idées sensibles qui se forment en l’esprit, corrélativement à l’événement physique de la sensation et de sa transmission nerveuse vers le cerveau. En ce sens, l’inspection de l’esprit, qui voit, par exemple, cette chose qu’est la cire par-delà les vêtements des idées sensibles, juge ce qu’est la chose, c’est-à-dire l’unité et de l’identité de cette chose même qui nous apparaît. La chose sensible ainsi perçue n’est pas conçue scientifiquement en tant qu’objet mais elle n’en est pas moins attestée par un jugement qui pose et reconnaît ce qui se montre à lui et qui ne saurait apparaître qu’à l’esprit. L’esprit possède par là même une aperception de lui-même : il se sait voyant car sans cela la perception serait perception de rien du tout parce qu’elle ne serait pas une pensée, pensée qui se saisit elle-même en chacun de ses actes.

         Toute perception est donc acte de l’esprit et elle est en même temps aperception de l’esprit par lui-même. On peut ainsi avancer que c’est l’unité de l’esprit qui soutient l’unité de la chose même ; la perception, acte de l’esprit, nous met de plain-pied dans l’univers des choses mêmes. Comme l’écrit Descartes dans ses Réponses aux sixièmes objections, point 9, l’erreur ou l’illusion ne doivent pas êtres imputés aux sens ou au sensible, puisqu’elles  consistent en des jugements passés, jugements antérieurs ou préjugés, relevant d’un autre âge de l’esprit. Ces préjugés occultent notre perception actuelle, et la rendent victime de l’illusion que les choses sont déjà là et qu’il ne reste qu’à se fixer sur elles, dans une forme de passivité à l’égard des “informations” que les sens donnent, informations que nous avons tort de considérer comme pouvant livrer par une forme de ressemblance la chose dont elles émanent.

         Il y a donc à revoir et à approfondir toutes les tensions conceptuelles inhérentes au seul vocabulaire de la perception : sentir, percevoir, opiner, juger, identifier, nommer..., semblent former une constellation d’actes et de significations liés les uns aux autres. Quelles sont les relations exactes mais aussi les distinctions entre ces fonctions ? Qu’en est-il de la figure même de la chose perçue, comment émerge-t-elle de la sensation ou de l’idée ? De même, une théorie empiriste est-elle à même de rendre compte de la chose, en ne s’appuyant que sur les données sensibles et le travail d’abstraction dévolu au langage ? Ne risque-t-on pas alors, sous prétexte de fuir un prétendu idéalisme de la perception, d’assister à une dilution de la chose ?

         On se souviendra que la perception nous offre l’accès aux choses mêmes, au monde, dans un mélange de familiarité et d’étrangeté. Et la perception ne nous invite-t-elle pas, au fond, à dépasser les postures figées de l’idéalisme et du réalisme ? Percevoir, c’est faire l’expérience de l’esprit comme une tension vers les choses mêmes et du monde comme ayant une incontestable consistance. Les phénomènes viennent saturer les visées de la conscience, tout en restant transcendants à l’esprit : la chose est réelle parce qu’elle est inépuisable et ne se donne que par esquisses. Le profil de la chose est la chose même mais aucun profil ne permet de saisir entièrement cette même chose. Aussi l’esprit et la chose sont-ils extérieurs, étrangers l’un à l’autre : il n’est pas plus possible de dissoudre les choses dans l’intériorité de l’esprit — que l’esprit soit pure réceptivité sensible ou intuition intellectuelle —, qu’il n’est permis de dériver physiologiquement l’esprit des choses mêmes. Mais l’esprit et la chose perçue n’en sont pas moins, et par essence, relatifs l’un à l’autre.

         Aussi les leçons de la phénoménologie acquièrent-elles tout leur sens dès lors que l’on veut voir dans la perception une invitation à reprendre de part en part les dualismes du sujet et de l’objet, ou encore les apories de la synthèse (acte a priori de l’esprit ou forme dérivant de l’imagination). La perception enveloppe aussi la recherche d’une attitude primordiale, qui révèle le phénomène du monde en tant que tel : elle atteste d’une solidité de l’expérience, et d’une plénitude des choses, qui semblent préalables aux constructions de l’objectivité scientifique comme aux mises en question qu’effectue un certain scepticisme ontologique.

         Mais l’on aurait tort de ne pas explorer, aussi, une autre voie, celle qui lie la perception, la motricité et l’action, au sein du rapport vivant et concret qu’entretient le corps avec le monde qui l’enveloppe, monde que le corps actif enveloppe à son tour. On s’intéressera ainsi à la manière dont la perception est liée aux structures de sélection et d’organisation par le corps vivant et sensible de son environnement : la signification des choses perçues décrit les actions possibles de notre corps sur elles, comme l’explique Bergson. Il ne s’agit plus alors d’une sensation qui transporterait un fragment d’information mais d’une perception qui devient l’expression dynamique de la coappartenance du corps et du monde, ainsi que d’une modification de la face même du monde et des choses par les changements que le corps propre esquisse, à l’intérieur de ce tissu de relations qui constituent son être véritable, en tant que le corps est puissance et sens.

Conseils bibliographiques.

Ces indications ne sont pas exhaustives ; elles visent à repérer quelques grands textes qui permettent de formuler les questions-clés.

Un astérisque signale quelques textes qui me paraissent particulièrement utiles pour constituer une problématique.

Platon : Théétète*.

Aristote : De l’âme.

Descartes :  Méditations métaphysiques, I, II et VI, surtout.

Dioptrique*

Discours 1, 3, 4, 5, 6.

- Un ouvrage intéressant sur le statut du sensible et de la perception :

Pierre Guenancia : Descartes, l’intelligence du sensible, Idées, Gallimard.

Locke : Essai sur l’entendement humain, livres 1, 2 et 3.

Leibniz : Nouveaux essais sur l’entendement humain, livres 1 et 2.

Berkeley : Trois dialogues entre Hylas et Philonoüs* (consulter l’édition GF).

Hume : Enquête sur l’entendement humain*.

Condillac :   Essai sur l’origine des connaissances humaines, Traité des sensations.

Diderot : Lettre sur les aveugles.

Rousseau : Emile, livres 1 et 2.

Kant : Critique de la raison pure*, toute l’esthétique transcendantale, toute l’analytique transcendantale.

- Un texte stimulant : Michel Alexandre, Lecture de Kant*, PUF, consulter les deux premiers chapitres : la perception comme intuition, la perception comme cogito.

Hegel : Phénoménologie de l’esprit, A/ Conscience, C/ Raison : la raison observante.

Lagneau : Célèbres leçons et fragments, PUF.

Bergson : Matière et mémoire*.

Alain : Eléments de philosophie*, livre 1er : de la connaissance par les sens.

Husserl : Idées directrices pour une phénoménologie, surtout la deuxième section ; éventuellement les trois premiers chapitres de la troisième section.

Merleau-Ponty : Phénoménologie de la perception*, Introduction et 2ème partie : le monde perçu.

- parcourir aussi le petit essai de Renaud Barbaras : La perception, collection Optiques, Hatier.

Dissertation : la politique.

         La question de la politique doit être envisagée en amont de la question de l’Etat et des rapports entre la société et l’Etat. Elle porte sur le sens d’une communauté humaine marquée en même temps par une pluralité de fait, pluralité irréductible, et par la volonté de constituer une certaine unité. Il s’ensuit qu’il ne faut pas considérer comme allant de soi les notions de cité, de société et d’Etat : comment les relations entre les hommes peuvent-elles converger vers une forme d’unité ? Quelle est cette unité ? Comment cette unité recouvre-t-elle le jeu des relations sociales et des rapports interindividuels sans les écraser ou les supprimer ? Une question comme celle du régime politique ou de la fonction de la souveraineté est en ce sens inséparable d’une problématique de la valeur, ou des raisons qui justifient l’union ou l’association, ainsi que des formes institutionnelles que doit prendre le dépassement des rapports de force ou de nécessité qui marquent les rapports sociaux.

         Une telle communauté s’affirme comme le pouvoir qui découle des rapports de dépendance et de complémentarité, de commandement et d'obéissance, entre les individus et les groupes. Mais ce pouvoir est considéré comme politique parce qu’il ne relève pas simplement d'un “être ensemble”, d'une appartenance de l'individu à un tout qui détermine des relations réglées : la politique fonde en effet les communautés réelles, existantes, qui naissent du besoin, de l’usage, de la tradition, mais aussi des rapports de force et de domination, sur l’idée d’une communauté : une telle communauté ne peut être morale ou purement rationnelle mais elle doit s’accomplir au niveau de la vie même des individus et des groupes, au sein des relations qui les constituent. La politique a ainsi pour enjeu les conditions d’une cité véritable, ou encore d’une union de tous avec tous, qui permette à chacun de se réaliser pleinement au sein des rapports qui le lient aux autres. C’est en ce sens aussi que la politique s’inscrit dans le conflit : l’antagonisme est en effet la marque d’une relation instable de dépendance et de réciprocité. En effet, les hommes s’opposent et se divisent parce qu’ils ne peuvent pas vivre seuls et qu’ils se découvrent liés les uns aux autres par des rapports d’échange les plus divers. Il appartient à la politique de surmonter ces conflits, d’établir les institutions et les valeurs susceptibles de régler les rapports et de fonder une communauté où les conflits peuvent être sinon résolus au moins représentés et maîtrisés.

         La polis, ou cité, désigne une réalité que notre moderne distinction entre la société (domaine des activités économiques et des affaires privées) et l'Etat, conçu comme la sphère de la vie publique et l'expression du pouvoir souverain, traduit très imparfaitement. Selon la définition d' Aristote, il faut entendre par polis une «certaine communauté, et <comme> toute communauté a été constituée en vue d'un certain bien (car c'est en vue de ce qui leur semble un bien que tous les hommes font tout ce qu'ils font), il est clair que toutes les communautés visent un certain bien, et que, avant tout, c'est le bien suprême entre tous que vise celle qui est la plus éminente de toutes et qui contient toutes les autres. Or c'est ce que l'on appelle la cité, c'est-à-dire la communauté politique[1].» La cité représente la fin, la réalisation optimale de toute communauté humaine. La polis existe naturellement comme le but et l'achèvement de toute communauté (famille, village) dont elle est la fin et le principe d'existence, comme ce vers quoi toute chose naturelle tend pour être pleinement ce qu'elle est. Dans ces conditions, il est impensable que la politique soit l'instrument de fins matérielles privées : elle s'attache au contraire à réaliser l'excellence humaine[2] au sein d'une communauté ayant pour fin la vie la meilleure.

         Les cités grecques fondaient le rapport entre les citoyens sur le nomos ou loi, qui garantissait l'égale participation de tous à la vie de la cité (isonomia). Les sophistes eurent le mérite de poser des questions importantes sur la différence entre nomos et phusis, entre ce qui dépendait de la nature et ce que les hommes pouvaient décider par eux-mêmes. Pourquoi, se demandaient-il, les citoyens doivent-ils respecter le nomos et se garder de rompre l'isonomia ? Socrate leur opposa cette question préalable : faut-il limiter l'action politique à la conquête du pouvoir ? Quelle est la finalité du pouvoir ? En confiant le pouvoir au philosophe-roi, Platon ne se soucie pas, dans La République, de la puissance de l'Etat mais de la justice, harmonie commune à la cité et à l'âme. La politique effective, celle qui concerne les cités existantes, est en effet orpheline de la science parfaite et de naturels philosophes, qui seraient capables d'appliquer directement la justice à la variété infinie des situations. Cependant, Aristote tente de ne pas séparer l’étude de la diversité des cités, en relation avec les situations, les hommes, les conditions sociales et économiques, et la recherche d'une excellence propre à la particularité de tel groupe humain. Il s'agit bien de réaliser, dans un contexte déterminé, l'Etat le meilleur, c'est-à-dire celui qui réalise la vraie nature de l'homme. Le véritable problème de la philosophie politique est celui de la forme ou constitution, du régime politique, ou de l'organisation des divers pouvoirs, ou magistratures.

         Il va de soi que si l’on souligne la production par le travail et par l’échange des rapports sociaux, ainsi que le développement d'une rationalité pratique et l'extension de la sphère de l'économie marchande, la société et le pouvoir semblent se constituer de manière immanente aux rapports interindividuels. C’est ainsi qu’au tournant de la fin du Moyen-Age et de la Renaissance, les villes se réveillent en Italie, de nouvelles cités se forment en Europe du Nord, au carrefour des circuits de commerce et d'échange, alors que des fonctions comme la banque acquièrent une importance majeure. Le commerce se développe et élargit ses réseaux, les techniques se perfectionnent et l'industrie se développe : une logique d'accumulation et de profit se substitue à la norme d'une satisfaction équilibrée des besoins. Mais la tension ne tarde pas à se manifester entre, d'une part, le développement de l'intérêt particulier selon une dynamique d'enrichissement personnel et, d'autre part, l'apparition d'un rapport de nécessité entre les individus, en un lien marqué à la fois par la solidarité et la concurrence. C’est pourquoi la société émerge comme un ensemble instable qui appelle une certaine régulation afin de former une totalité effective. Ce phénomène entraîne une redécouverte de la politique, à partir des activités matérielles de la société, au lieu qu’elle soit déduite des fins de la polis. C’est alors que la politique passe tout entière du côté de la représentation. Il s'agit par conséquent de construire l'Etat comme une structure artificielle et symbolique : une telle structure s’inscrit dans la division sociale sans l’annuler mais tente de la retourner à son profit, par exemple à travers la tension entre les Grands et le Peuple, que Machiavel décrit au chapitre 9 du Prince : la politique s’instaure comme cette scène des institutions et de la Loi, où les conflits sont transposés pour subir l’arbitrage de la Loi. La société (qui a cessé d'être perçue comme une communauté allant de soi) requiert une volonté politique susceptible de la fonder en un corps politique autonome. L'individu devient un sujet loyal à l'égard du prince qui défend la société, maîtrise la nécessité et lui donne la loi censée personnifier l'identité de la société à laquelle il appartient. Le politique acquiert ainsi un pouvoir fondateur.

         C’est ainsi que la condition humaine, inévitablement marquée par la relation et l’opposition entre les hommes, se substitue au thème ancien d'une sociabilité naturelle. Pour l'auteur du Prince, les hommes sont dirigés par leurs passions et ne font le bien que s'ils y sont contraints : il appartient au prince de savoir utiliser les passions pour les faire jouer contre elles-mêmes. L'acte de fondation d'un Etat a pour condition la rencontre, dans un contexte régi par la fortune (causes occasionnelles qu'il convient d'exploiter et d'organiser), de la nécessité propre au tissu passionnel de l'existence humaine et de l'ordre que lui imprime la virtù créatrice du Prince. L'amoralité du prince (le fait qu'il ne puisse pas suivre des préceptes moraux lorsqu'il s'agit précisément de modeler une nature humaine immorale) est en fait le principe de production de la moralité. L’intervention du Prince institue un ordre dans la condition humaine : seul un Etat fort à l'intérieur et à l'extérieur peut assurer aux sujets la garantie de leurs droits fondamentaux (sécurité, honneur, propriété). Même la religion ne saurait être un recours contre la vertu civilisatrice de l'Etat car la véritable fidélité ne peut s'épanouir en dehors d'un Etat qui façonne une communauté concrète.

         Dès lors, le thème de la souveraineté et de l’obéissance (celle-ci découlant plus ou moins d’un transfert de droit par lequel une liberté naturelle s’engage à obéir afin de gagner une certaine positivité et une reconnaissance effective) passe au premier plan, ainsi que la notion politiquement majeure de l’Un, qui est susceptible de configurer le peuple en tant que peuple et de personnifier l’Etat. Dans La République, Jean Bodin (1530-1596) définit la souveraineté comme le pouvoir suprême, source de tous les pouvoirs et de la loi elle-même. Il faut d'ailleurs entendre par “République” une communauté supérieure, une communauté des communautés qui a pour principe d'existence la puissance souveraine : «République est un droit gouvernement de plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine[3]». Bodin distingue nettement la souveraineté et le gouvernement. L'attribut essentiel du souverain est de faire ou de casser les lois : «Or il faut que ceux-là qui sont souverains ne soient aucunement sujets aux commandements d'autrui, et qu'ils puissent donner loi aux sujets, et casser ou anéantir les lois inutiles, pour en faire d'autres : ce que ne peut faire celui qui est sujet aux lois, ou à ceux qui commandent sur lui. C'est pourquoi la loi dit que le Prince est absous de la puissance des lois[4]». Avec le thème de la souveraineté apparaissent les notions corrélatives de droit naturel, de pacte ou d’autorisation et d’Etat civil. La souveraineté place de fait la politique dans une certaine proximité avec l’état d’exception : la souveraineté revendique et maintient à son profit le droit de guerre, c’est-à-dire de contrainte par la force, tout en instituant la loi civile comme une expression garantie de la loi naturelle, qui va permettre une vie paisible et libre, dans le cadre de l’Etat de droit. Nous aurons à nous préoccuper de ces rapports entre la politique, le pouvoir souverain et la loi, aux marges de guerre.

         Cette tension inhérente la politique entre la guerre et la paix, le conflit et la concorde, s’accompagne par là même du problème de la représentation ainsi que des modes d’articulation de la multitude en une certaine unité : peuple, Etat, Nation. La “génération” de la République, dans le Léviathan, met au premier plan la politique conçue comme une médiation. Chacun renonce à son droit particulier de se défendre, c'est-à-dire d'arrêter, le cas échéant, le “droit” d'un éventuel agresseur. «J'autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière[5].» Le transfert de droit se fonde sur une autolimitation du droit naturel et donne par conséquent naissance à une souveraineté qui n'est rien d'autre que l'effet induit par le jeu d'annulations réciproques du droit naturel de chacun. Comme le souverain est le seul à conserver son droit naturel, il se trouve dans la position d'un arbitre qui n'a de comptes à rendre à personne. Il commande par conséquent absolument. C'est en outre le fait d'obéir et de se faire les sujets d'un même représentant souverain qui définit l'incorporation des individus en une république…

Spinoza retrouve les termes de Hobbes, pour justifier l'institution d'une instance souveraine, susceptible de garantir le respect des pactes que les hommes concluent entre eux. Un transfert de droit et nécessaire mais la nature de ce transfert est de part en part modifiée par la définition spinoziste du droit naturel et débouche sur une politique constituante, qui est indissociable de la puissance des individus et des rapports d’échange et de pouvoir qui déterminent la multitude. Dans ces conditions, la démocratie définit l'être générique de la multitude plus que tel ou tel régime particulier, étant donné que tous les individus transfèrent de fait la puissance à la société, c'est-à-dire à eux-mêmes sous la forme des rapports d’activité et de passivité qui les affectent. A la societas, qui représente les individus, les ensembles familiaux et territoriaux, s'ajoute l'Imperium, lequel n'est autre que «ce droit qui se définit par la puissance de la multitude[6]»—. L'Etat est bien une sorte d'individu collectif, homologue à l'individu physique. Le «droit de l'Etat» n'est autre que la force collective de cet Etat, c'est-à-dire le consentement effectif réalisé entre des individus qui se découvrent liés par des rapports d'interdépendance, dont ils s'efforcent de contrôler et d'orienter la nécessité, en se laissant régir par le dénominateur commun de leurs craintes et de leurs espérances. Il apparaît ainsi que la politique, en définitive, est une entreprise collective qui s'invente contre le politique : les formes institutionnelles correspondent à des structures de communication des affects distribuant des droits et à des contre-pouvoirs. Quels que soient les «régimes», les citoyens et les sujets n'aliènent ou ne transfèrent leur puissance qu'en échange d'une effectuation par eux-mêmes de pouvoirs plus réels et de conquête de droits nouveaux. La politique agit comme si les hommes pouvaient être dirigés par la raison ; elle favorise les affects allant dans ce sens et déploie la connaissance rationnelle par les citoyens de leurs rapports et de leurs intérêts. Les individus obéissent alors aux lois comme à des règles d’action qu’ils forment et comprennent d’eux-mêmes.

         Ces quelques remarques visent à amorcer la réflexion en dégageant quelques problèmes. Les éléments qui seront proposés au cours de la préparation s’articuleront, par conséquent, autour des enjeux suivants :

(1) La politique ou l’invention de la Cité : il ne s’agit pas du simple vivre ensemble mais de la vie excellente. Il convient ici de mettre en évidence non seulement l’action politique qui fonde, institue et gouverne, mais aussi la dimension normative de la politique comme affirmation d’un rapport nécessaire entre la liberté et de la raison au sein de l’idée de droit. La conquête de l’autonomie, telle qu’elle apparaît aussi bien chez Rousseau et Kant, héritiers et critiques des notions de droit naturel et de contrat, permet de relativiser l’opposition caricaturale établie par Leo Strauss entre les classiques et les modernes !

(2) La politique, entre la guerre et le droit. Comment parvient-elle à surmonter la division et le conflit, sans faire appel au préalable du droit ? Mais pourquoi la politique est-elle inséparable d’une création du droit, à travers les usages, les institutions et les règles qui ordonnent la vie collective ? On examinera ici les limites d’un juridisme excessif, qui est inefficace pour rendre intégralement compte de la souveraineté, sans pour autant tomber dans un décisionnisme arbitraire, qui prête trop à la normativité du souverain. Ce sera l’occasion d’approfondir les développements concrets de l’Idée de liberté au sein du droit positif tels que les pense Hegel dans les Principes de la philosophie du droit : en quoi la liberté, le droit et l’Etat composent-ils dans leur accord une figure plus achevée de la politique ?

(3) La rationalité propre à la politique. Nous aborderons en l’occurrence la question des régimes, des types de pouvoir, mais aussi de la dissémination des pouvoirs au sein de la société, d’où une opposition entre la politique centrée sur l’Etat et une politique qui a affaire à la fabrique du pouvoir au sein de la société. Marx, Nietzsche et Foucault feront l’objet d’analyses décisives. La perspective fondamentale demeure celle de la spécificité du pouvoir politique, ou encore d’une intervention politique sur les pouvoirs et, enfin, du mode de critique puis de rationalisation, par la politique, du jeu et de la prolifération des pouvoirs.

(4) Une dernière question peut s’attacher aux incidences ontologiques du rapport entre la politique et le multiple. Que nous enseigne la politique sur la constitution réciproque de l’individuel et du social, au-delà d’une figure commode mais partielle d’une incorporation de la partie dans le tout ?

Conseils bibliographiques.

Quelques grands textes, accompagnés de commentaires utiles et de quelques ouvrages plus spéculatifs, qui les mettent en perspective par rapport à la question. Les astérisques attirent l’attention sur quelques références décisives.

Platon : La République*, Le Politique*.

Aristote : Les Politiques*.
 
-         Cornelius Castoriadis : Sur le politique de Platon, Seuil.

-         Leo Strauss :        La Cité et l’homme*, Agora

De la tyrannie, Tel (texte de Xénophon, commentaire, remarque critique de Kojève, réponse à Kojève).

-         Wolff : Socrate, PUF, Philosophies; Aristote et la politique, PUF, Philosophies.

-         Bodeüs : Aristote : La justice et la cité, PUF, Philosophies.

-         François Châtelet : Périclès et son siècle*, Complexe.

Machiavel :  Le Prince*, Discours sur la première décade de Tite-Live*.

-         Paul Valadier : Machiavel et la fragilité du politique*, Seuil.

-         Zarka et Ménissier : Machiavel. Le Prince ou le nouvel art politique, PUF, Débats.

-         Claude Lefort : Le travail de l’œuvre Machiavel, Tel.

-         Maurice Merleau-Ponty : Note sur Machiavel*, dans Signes, Folio.

-         Toni Negri : Le pouvoir constituant*, PUF, chapitres 1 et 2 (Virtù et Fortuna, le paradigme machiavélien).

Hobbes :     Traité du citoyen, Léviathan*, chapitres 10 à 26.

Locke : Second Traité du gouvernement civil.

Spinoza :     Traité théologico-politique*, introduction et, surtout, chap. 16 à 20 ; Traité politique*.

-         Alexandre Matheron : Individu et communauté, éditions de Minuit.

-         Laurent Bove : La stratégie du conatus, Vrin

-         Etienne Balibar : Spinoza et la politique*, PUF, philosophies.

-         Hadi Rizk : Comprendre Spinoza, A. Colin, chapitre 4, les passions et le pouvoir, chap. 6 la politique et la puissance.

Montesquieu : L’Esprit des lois, les douze premiers livres.

-         Louis Althusser : Montesquieu, la politique et l’Histoire.

Rousseau :

Consulter si possible le volume de la Pléiade consacré à la politique, les introductions et les notes sont copieuses et intéressantes ;

Discours sur l’Origine de l’inégalité*, Discours sur l’économie politique*, le Contrat social*, voir aussi le Manuscrit de Genève du Contrat social, Fragments politiques*, Ecrits sur l’abbé de Saint Pierre, Lettres écrites de la Montagne, Projet de constitution pour la Corse…


Kant : Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, Doctrine du droit, 2ème partie, section sur le droit public*, Projet de paix perpétuelle*.

-         André Tosel : Kant révolutionnaire, PUF, Philosophies.

-         Gérard Raulet : Kant, histoire et citoyenneté, PUF, Philosophies.

Hegel : Principes de la philosophie du droit*, surtout la troisième partie.

-         Eugène Fleischmann : La philosophie politique de Hegel, commentaire au fil du texte, Tel.

-         Jean-François Kervégan : Hegel, Carl Schmitt. Le politique entre spéculation et positivité.

Alexis de Tocqueville : De la démocratie en Amérique.

Marx : Le Manifeste du parti communiste*, Critique du droit politique hégélien*, Les luttes de classes en France, Le 18 brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte*, Critique du programme de Gotha.

Max Weber : Le savant et le politique*.

Foucault :    « Il faut défendre la société »*, séminaire du Collège de France, Seuil, hautes études

consulter aussi Naissance de la biopolitique, séminaire, Seuil, hautes études.

Surveiller et punir,Tel

Dits et écrits, tome 2, Quarto, Gallimard, (plusieurs textes sur le pouvoir, l’Etat et la politique)

Histoire de la sexualité*, tome 1, Tel.

Schmitt (Carl) : La notion de politique*, Champs, Flammarion.

Rawls (John) : Théorie de la justice, Seuil.

Sujets


Explication de texte : la perception.

Merleau-Ponty : Phénoménologie de la perception, Tel, II, 3, chapitre sur la chose et le monde naturel : la pagination changeant au gré des rééditions, regarder quelques pages après le début : « Si je rapproche de moi l’objet ou si je le fais tourner dans mes doigts « pour le voir mieux », c’est que chaque attitude de mon corps est d’emblée pour moi puissance d’un certain spectacle… » jusqu’à « … c’est mon inhérence à un point de vue qui rend possible à la fois la finitude de ma perception et son ouverture au monde total comme horizon de perception ».

Bergson : Matière et mémoire, Quadrige, p. 57-59 : « La perception, entendue comme nous l’entendons, mesure notre action possible sur les choses, et par là, inversement, l’action possible des choses sur nous… » jusqu’à « … nous ne pouvons supprimer notre corps sans faire évanouir nos sensations ».

Kant : Prolégomènes à toute métaphysique future…, fin du paragraphe 19 « Or, avant que le jugement de perception puisse devenir un jugement d’expérience… » jusqu’au paragraphe 20, fin du 2ème alinéa : « …et par conséquent à rendre possible un jugement universel.»

Berkeley : Trois dialogues entre Hylas et Philonoüs, GF, premier dialogue, pp. 81-83 : « P. Par conséquent, il est à croire que la représentation microscopique est celle qui révèle le mieux la nature réelle de la chose… » jusqu’à « P. Comment ! La lumière est donc une substance ? »

Platon : La République, livre VII, 523 b : « Les objets de perception, répondis-je, qui n’invitent pas à un examen, ce sont tous ceux qui n’aboutissent pas à une perception contraire dans le même temps… » jusqu’à 524 entre c et d : « Et c’est évidemment de la même façon que nous avons appelé intelligible un objet de connaissance, et l’autre visible ».

Dissertation : la politique

Tout pouvoir est-il politique ?

La politique peut-elle rendre les hommes meilleurs ?

Y a-t-il une rationalité propre à la politique ?

[1] Aristote : Les Politiques, trad. Pierre Pellegrin, éd. GF, Paris 1993 : I,1, 1252 a 1 à 10, GF, p. 85.

[2] Leo STRAUSS : Sur la politique d'Aristote, in La Cité et l'homme, Agora, Paris, 1987.

[3] Jean BODIN : Les six livres de la République, un abrégé du texte de l'édition de Paris de 1583, ; édition et présentation de Gérard Mairet, Livre de Poche, Paris, 1993 ; L. I, chap. 1, p. 57.

[4] Les six livres de la République, l. I, chap. 8, p. 120.

[5] Thomas HOBBES, Léviathan, éditions SIREY, traduction Tricaud ; Paris, 1971 ; chapitre XVII, pp. 177-178.

[6] Traité politique, chapitre. II, § 17 : «Hoc jus, multitudinis potentia definitur, Imperium appalari solet.