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Bibliographies.La matière- La morale. 2009

Agrégation interne - session 2009

Indications de travail, bibliographies et sujets proposés par Hadi Rizk.

Explication de texte : la matière.

Les Premiers principes métaphysiques d’une science de la nature, de KANT, constituent un tournant dans la détermination philosophique du statut ontologique et du sens épistémologique de la matière. A partir de ce texte, les lignes de force de l’approche de la matière, de Platon à Descartes, d’Aristote à Leibniz, peuvent être mieux distinguées et comprises. On peut ainsi mesurer la fécondité de la réduction qu’accomplit Kant, dans le sillage de la physique newtonienne, de la matière aux propriétés du phénomène, abstraction faite de toute interrogation sur la qualification de la matière en soi. Cependant, si ce texte s’ouvre aux riches contributions de l’activité scientifique qui met au jour expérimentalement les caractères divers de la matérialité, nous verrons qu’il n’est pas sans créer de nouvelles questions. Ne risque-t-on pas, en effet, d’aller vers un certain évanouissement de la matière en elle-même, au profit du travail de l’expérimentation scientifique sur le réel ? Mais l’interprétation du sens même de notre rapport aux choses, qu’il s’agisse de la connaissance, de l’action, et même du besoin, n’exige-t-elle pas que l’on maintienne la thèse d’une matière extérieure à la pensée, autre que la pratique humaine, résistante aux besoins ? Or il apparaît clairement qu’une telle définition de la matière comme limite n’a de sens que parce qu’elle est saisie au sein du rapport que nous entretenons avec elle, qu’il s’agisse de connaissance du monde, de l’action transformatrice du donné, ou encore de la négation par le besoin du manque.
Il y a, pour commencer, deux traitements distincts de la notion de matière dans le texte de Kant. Comme pure extériorité par rapport à l’esprit, la matière est rejetée du côté de la chose en soi, concept qui ne nous permet de rien dire sinon d’indiquer une altérité qui limite les prétentions de l’intuition sensible, à laquelle nous sommes irréductiblement attachés. Comme phénomène sensible, la matière ne se confond pas avec la sensation ; elle désigne, dans le phénomène, le donné sensible en tant qu’il se distingue des formes a priori de la sensibilité. Cette matière du phénomène appartient au phénomène tout en étant distincte des formes a priori de la sensibilité comme des catégories de l’entendement. Or ce double partage kantien entre une matière purement extérieure à l’esprit et une matière autre que l’esprit mais prise, dans le phénomène, dans un rapport de l’esprit avec le donné qu’il travaille, renvoie aux couples dans lesquels la matière est traditionnellement prise tout en en proposant une élaboration nouvelle et originale.
Si nous mettons ce texte en relation avec la réflexion opérée en amont, nous retrouvons le présupposé d’une matière appréhendée comme radicalement autre que l’esprit, d’une autre nature que lui, indépendante de ses formes et susceptible de résister à son pouvoir ; l’affection de la matière sur l’esprit peut même être pathologique et conduire à une altération de la pensée et de la volonté. On peut incidemment se demander comment naît et se forme cette polarité négative de la matière. Elle semble en fait procéder de la déformation d’une autre relation, celle-ci empruntée au travail et à la technique : relation du produit fini ou en voie d’achèvement à une matière première indéterminée, voire complètement indéterminée et, en ce sens, informe, erratique, rétive à toute structure ou organisation qui la rendrait intelligible.
On voit ainsi apparaître et se conjuguer deux couples de concepts : (1) matière/forme, (2) matière/esprit. Dans le premier couple, la matière est ce bois dont les choses sont faites, ce tissu de tout produit, qui permet certaines élaborations tout en en empêchant d’autres ; si la matière résiste à la forme, c’est parce qu’elle ne saurait être une pure Idée. Et, dans la Physique d’Aristote, c’est cette limitation qui en fait peut-être l’intérêt dans la mesure où, puissance de différer, la matière est être en puissance, car elle constitue le support de tout devenir, de la privation de forme vers une forme réalisée. L’être en acte, ou substance, se dit alors comme la réalité individuée, la substance composée de matière et de forme, à la manière d’un organisme.
Le deuxième couple réserve la qualité de substantialité, au sens de fondement, d’une part, et de manifestation, d’autre part — c’est-à-dire de support et de qualités qui déterminent ce qui est propre à telle chose — à la seule pensée, qui se suffit à elle-même (comme fondement) et qui permet d’inspecter le complexe d’idéalités qui fait l’identité d’un étant (comme entendement). Dans ces conditions, la matière est définie négativement par rapport à la pensée : substantialité problématique (Platon, le Timée), substance incomplète (Aristote), ou encore deuxième substance, certes autosuffisante mais peut-être substance “au rabais”, avec la matière cartésienne, étendue, flexible et muable, créée par Dieu, matière inerte affectée par Dieu d’une quantité de mouvement et ordonnée par le geste divin à certaines lois auxquelles elle doit obéir. Extérieure à elle-même comme à son propre mouvement, la matière n’en tombe pas moins sous la juridiction de l’idée d’étendue : est-elle autre chose, alors, que l’extériorisation de l’espace et du mouvement saisis mathématiquement ?
A l’inverse, les divers “matérialismes” essaient de défendre une substantialité effective de la matière ainsi que sa primauté par rapport à la pensée, en privilégiant, d’une part, une logique de la composition à partir de l’élémentaire : les atomes et le vide d’Epicure ou de Lucrèce expliquent la nature des choses par la combinaison des atomes — ce qui permet de contourner le privilège de la forme ou de l’Idée — pour rendre raison du caractère synthétique et diversifié des corps. Mais la tentative matérialiste peut aussi, d’autre part, insister sur les propriétés d’auto-organisation de la matière, ce qui revient à la considérer, des Stoïciens à Diderot, comme une réalité vivante, quasi-animée, susceptible de produire par elle-même des réalités aussi effectives que des organismes, sans avoir recours à l’adjonction de formes venues de la pensée. Dans cet ordre d’idées, ce sont plutôt les Idées et l’esprit qui dérivent des “formes” de la matière. On peut toutefois objecter au matérialisme du premier type d’être trop pauvre pour rendre compte du réel dans sa diversité et dans sa richesse, en un mot, de n’être qu’un idéalisme de l’idée de matière ; quant au matérialisme du deuxième type, ne s’apparente-t-il pas à une pétition de principe assortie de fiction, puisque ce matérialisme très spéculatif présuppose une matière qui a déjà toutes les qualités de l’esprit ? La nouveauté du texte de Kant est de prendre acte de la critique empirique et sceptique de la notion de matière considérée comme substance. Berkeley et Hume sont particulièrement représentatifs d’une claire réduction de la matière : de substrat extérieur de nos représentations, elle devient la somme des propriétés physiques, à même le sensible, qui peuvent être vérifiées par l’expérience. A la limite, la question de l’existence de la matière en tant que telle ne saurait se poser ; elle est tout au plus un fait de l’expérience ou du sensible : la matière est ce qui est perçu par l’esprit, et c’est même l’esprit, selon Berkeley, qui sous-tend les qualités sensibles. L’esprit subit à son tour avec Hume une ultime réduction au flux des impressions sensibles : les impressions constituent pour nous le réel, en un constat que le réel est inséparable de l’expérience ; l’altérité du réel se confond avec sa nature d’affect ou d’impression. Le sensible est logiquement antérieur à toutes les distinctions, qu’il s’agisse de la matière et de la forme, de la matière et de la pensée. Le phénoménisme sceptique de Hume abolit en un même mouvement la matière et la pensée en tant que réalités distinctes et opposées : c’est, en effet, au niveau des lois d’association de l’esprit (imagination) que se joue la dérivation des formes et l’émergence des “choses” dans leur identité comme dans leur aspect.
Aussi pouvons-nous avancer que toute la portée de l’intervention de Kant consiste dans le fait de ménager, au coeur du phénomène, un sens transcendantal de la distinction matière-forme, afin de faire toute sa part au travail de l’esprit, comme explication des manifestations phénoménales de la matière : on aura donc besoin d’une construction métaphysique du concept de matière — qui ne saurait se résoudre au seul sensible — , en un mot, d’une thèse métaphysique sur la matière pour fonder a priori la possibilité d’une connaissance de la matière par la science de la nature. La matière n’est donc pas au-delà de l’expérience ou de la pensée ; elle est plutôt, sur fond de l’expérience, un concept métaphysique a priori, posé pour établir la prise de la raison scientifique sur le sensible. Dès lors, la matière se confond avec la découverte illimitée de ses propriétés et de ses régions par le travail des sciences. On peut aller jusqu’à mettre en suspens, avec Bachelard, le contenu invariant des catégories pour ne retenir de l’esprit qu’un vide unificateur, vide unificateur qui, en réponse aux sollicitations de l’expérience, invente les relations qui permettent de réaliser expérimentalement les phénomènes et de se donner ainsi la matière comme un contenu réel de phénomènes produits. L’activité de la physique débouche ainsi, avec l’épistémologie dialectique de Bachelard, sur une structuration réciproque de l’esprit et de la matière, à travers une réalisation scientifique du réel.
Il convient cependant de s’attarder aux prémisses de la constitution par Kant de la phoronomie, de la dynamique et de la mécanique, préalables une phénoménologie matérielle de la nature. En effet, cette progression n’est pas sans évoquer des distinctions capitales entourant la réflexion sur la matière, la force et l’individuation des corps matériels. En effet, l’étendue cartésienne ne souffre-t-elle pas d’être trop… géométrique, si on la limite à l’extension, l’impénétrabilité et l’inertie ? Quels sont les rapports que les parties de l’étendue entretiennent entre elles pour permettre l’agencement des corps composés ? Comment rendre compte précisément des déterminations du mouvement local, afin de différencier les corps ? La matière n’est-elle pas une abstraction du corps, lequel suppose des forces qui le différencient et, finalement, une qualification intrinsèque ? Inversement, les corps, avec la force inhérente que leur prête Leibniz, ou encore la puissance déterminée de l’infini qui s’exprime en chacun d’eux selon Spinoza, ne permettent-ils pas d’envisager la puissance d’organisation de la matière, ou tout simplement sa puissance, qui ne sauraient se réduire à l’image du pur mécanisme “partes extra partes” ? Ce qui se joue ici, plus profondément encore que le rapport entre matière, mouvement et force, ou entre matière, organisation et vie, c’est tout simplement la question de l’individuation des choses et d’une conception des visages multiples de la matière. Seule une physionomie pluralisée de la matière est en mesure de combler de manière génétique et concrète l’écart analytique et formel entre la matière et les corps, car les corps sont des individus, composés et divers, et ces corps requièrent que l’on pense la matérialité comme puissance d’individuation. C’est seulement à ce prix que la matière peut présenter une définition ontologique qui ne soit pas seulement négative.
Enfin, la question du rapport pratique a été évoquée au début. Celui-ci ne se rapporte pas seulement au travail et à la connaissance mais renvoie également à la logique du besoin, car le besoin relie un organisme précaire et menacé à l’environnement matériel tout entier dans l’unité du dépassement d’un manque. Une telle négation, parce qu’elle est vivante, rapporte toutes les oppositions qui accompagnent la notion de matière à une totalisation fondamentale, éprouvée et vécue par un organisme ouvert au monde. On ne peut pas penser la matière isolément, du dehors, comme un absolu, parce qu’elle est l’expression d’une normativité vitale, pratique, éthique et politique, une normativité qui dépasse la matière tout en étant de part en part traversée par elle. Dans ces conditions, penser la matière, c’est penser la matière ouvrée, travaillée : comment la résistance, l’inertie et la plasticité, aussi variables que les types de matière et les formes de l’activité pratique qui la sollicitent (matérialité d’un objet artisanal, d’un produit de synthèse mais aussi de la bouchée sonore d’un mot…) permettent-elles à la matière de porter au jour et de fixer des significations nouvelles ?


Eléments bibliographiques :


Il est préférable de lire une partie d’un ouvrage, de se concentrer sur quelques pages essentielles, en réfléchissant, entre autres, sur l’élaboration d’une définition de la matière, en relation avec des problèmes d’appréhension de ses traits, dans le contexte d’un type de recherche et de questionnement (par exemple, le sens de l’étendue, de la géométrisation et du mécanisme, dans le contexte d’une distinction épistémologique et ontologique des substances, distinction elle-même portée par le projet d’une physique mathématique), au lieu de surcharger la lecture attentive des textes par une érudition nécessairement incomplète et indéterminée. Penser à mettre en perspective le sens et les aspects de la notion de matière, à travers quelques distinctions conceptuelles : matière/forme ; matière et pensée ; matière, corps et individu ; matière et non-être ; ordre et désordre ; substance et propriétés ; qualités premières et qualités secondes ; matière inorganique et organique ; matière première et matière ouvrée ; matière et besoin.
La découverte des textes est le meilleur exercice de préparation à l’explication ; la consultation des études prend tout son sens dans un second temps. Mais il ne faut pas hésiter à utiliser des éditions présentant une introduction et un appareil de notes ; il existe enfin des ouvrages de synthèse qui peuvent donner une assise à ces lectures. Cette bibliographie n’est donc pas exhaustive ; elle indique un premier choix d’auteurs et de textes, suffisamment large et diversifié pour permettre de déterminer progressivement une problématique d’ensemble.

PLATON : Le Sophiste, Timée, Philèbe.
Consulter l’édition GF ainsi que les introductions et les notes de l’édition Budé.

ARISTOTE : La Physique.

On peut consulter avec profit une présentation générale, Aristote par Pierre-Marie Morel (GF) ainsi que Crubellier et Pellegrin : Aristote, Le philosophe et les savoirs, Points/Le Seuil, en particulier le chapitre VI, connaître la nature.


LUCRECE : De la Nature.
Les analyses de Marcel Conche, disséminées dans plusieurs ouvrages, sont utiles. Voir aussi Alain Gigandet : Lucrèce : atomes, mouvement physique et éthique, PUF/philosophies.

DESCARTES : Discours de la méthode (chap. 5 et 6), Méditations métaphysiques (Objections de Hobbes et de Gassendi, Réponses III et V), Principes, I et II.
A noter : le petit commentaire de V. Carraud et de F. de Buzon sur la deuxième partie des Principes, Principia II, Puf/philosophies.

SPINOZA: Ethique, I et II.
Cf. André Lécrivain : La physique de Spinoza dans Cahiers Spinoza n° 1, éditions Réplique,
- Gilles Deleuze : Spinoza et le problème de l’expression, éditions de Minuit, voir la partie sur la théorie du mode fini,
- Pierre Macherey : Hegel ou Spinoza, Théorie ou éditions de la Découverte, chapitre IV,
- Hadi Rizk : Comprendre Spinoza, surtout le chapitre 3 : l’individu.

LEIBNIZ : De la nature en elle-même ou de la force inhérente aux choses mêmes…, Opuscules philosophiques choisis, BTP, Vrin,
Système nouveau de la Nature et de la communication des substances, Lettre sur la question si l’essence des corps consiste dans l’étendue, De la nature des corps et de la force motrice. Ces trois opuscules avec leurs appendices se trouvent dans l’ouvrage publié en GF, n° 774, sous le titre Système nouveau de la Nature.
Il est possible de se reporter à Yvon Belaval: Leibniz, critique de Descartes, TEL/Gallimard pour tout ce qui concerne la physique, ou encore à
Martial Guéroult : Dynamique et métaphysique leibniziennes, Aubier.
Mais il va de soi que la lecture scrupuleuse des textes et des notes dans l’édition GF est suffisante ; on peut consulter la Monadologie et l’excellent commentaire qu’en donne Jacques Rivelaygues dans Leçons de métaphysique allemande, tome 1, Grasset.

BERKELEY : Dialogues entre Hylas et Philonoüs.

Guéroult : Berkeley, quatre études sur la perception et Dieu, Aubier.

HUME : Enquête sur l’entendement humain et, surtout, Dialogues sur la religion naturelle.

DIDEROT : Entretien entre d’Alembert et Diderot, le Rêve de d’Alembert, Suite de l’Entretien.

ROUSSEAU : Profession de foi du vicaire savoyard, dans l’Emile, IV.
Consulter l’édition séparée en Gf de ce texte, par B. Bernardi.

KANT : Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives, Prolègomènes à toute métaphysique future, Premiers principes métaphysiques d’une science de la nature.
Ces textes sont décisifs et complètent bien la Critique de la raison pure. Sur ce point, l’ouvrage déjà cité de Pierre Macherey apporte de fécondes indications ; voir dans la 4ème partie : non opposita sed diversa, les essences singulières, Force et conatus.

MARX : L’Idéologie allemande, 1ère section, Théorie matérialiste de l’Histoire.
BACHELARD : Le Nouvel esprit scientifique, La Philosophie du non, Le Rationalisme appliqué, Le Matérialisme rationnel.

Enfin, un texte suggestif de SARTRE, sur l’ambiguïté du « matérialisme » : Matérialisme et révolution, dans Situations philosophiques, TEL/Gallimard.

Dissertation : la morale.

L’idée de morale ne se réfère pas seulement à l’action et à sa fin ultime. L’expérience morale implique en effet un rapport à la valeur : nous avons vocation à la morale parce que notre existence et nos conduites ne relèvent pas du simple fait mais d’un souci d’être, ou encore d’un avoir à être ou d’un accomplissement authentique. L’être individuel, au cours d’une progression qui peut s’accompagner de choix, d’efforts et de sacrifices, est appelé à rejoindre le modèle qu’il s’est fixé et à atteindre sa destination, en l’occurrence la perfection visée, qui a aimanté ses efforts. Peu importent en ce sens le contenu de l’exigence ou le type de tension que cet effort entretient avec la vie telle qu’elle est ou avec les formes exactes que peut revêtir ce trajet de soi à soi : ce trajet va d’un soi inachevé, comme en manque, en attente ou en puissance de son être véritable, à un soi accompli, en possession véritable de son être en acte achevé et parfait. La distinction aristotélicienne entre l’être en acte et l’être en puissance a ici une incontestable pertinence.
Dans ces conditions, la quête du bonheur, la signification de la vertu comme pratique de soi ou encore rapport entre le bonheur et le bon doivent être envisagés, non sans évoquer la force pratique de la raison et ses effets sur le désir. Les hommes n’ont pas tort de chercher le bonheur, dit Socrate, mais ils se trompent sur l’objet véritable de leur recherche. Le Bien ne se distingue peut-être pas du bonheur mais il suppose la satisfaction de qu’il y a de plus élevé en l’homme : la raison est à la fois la faculté qui permet de normer les désirs et l’exercice de l’activité humaine la plus achevée.
Mais l’on peut aussi concevoir qu’une coupure entre le sensible et la raison puisse entraîner un sens du devoir et de l’impératif pratique qui sépare, du fait de la finitude humaine, l’appétit sensible et un arbitre (ou pouvoir de choisir, de déterminer ses actes par des représentations) véritablement libre, appelé à se soumettre à la pure forme de la loi rationnelle (impératif catégorique) afin de s’émanciper de la contrainte du sensible. Mais Kant lui-même, dans sa perception de la vertu comme devoir moral n’en souligne pas moins que dans la notion de souverain bien, la conformation à la pure loi morale et l’appétit de bonheur doivent pouvoir entrer dans une synthèse inconditionnée. La morale proscrit le plaisir comme critère mais elle interdit que la vertu rationnelle et le bonheur soient définitivement coupés l’un de l’autre. Il convient donc, dans un premier temps, de déterminer le sens de la morale comme désir d’être. En un mot, la morale relève-t-elle d’une scission de l’existence et de l’apparition d’un arrière-monde qui serait seul en mesure de donner un lieu à la forme de transcendance que révèle la vertu, ou peut-on décrire l’éthique comme un devenir de plus en plus adéquat di désir à lui-même ?
Ces remarques rencontrent évidemment la relation entre la morale de l’exigence et la moralité objective, inscrite dans les comportements, les usages et les habitudes acquises. Sachant que la positivité des conduites introduit non seulement le thème de l’extériorité mais aussi celui de la société réellement existante, à une époque donnée, faut-il opposer l’ancrage objectif de la morale et l’idéalisme de la conscience subjective ? Ou encore, le caractère inconditionné de la raison morale doit-il être battu en brèche par un calcul de l’utilité sociale ? Cet enjeu conduit à interroger le sens même du système de la moralité concrète en se demandant si la raison pratique, qui implique une réalisation du rationnel, ne suppose pas que la morale détermine les formes effectives du processus de réalisation de la liberté, par-delà les oppositions de l’idéal et du concret, de la subjectivité absolue et de la pluralité des individus. En ce sens, la positivité ne renvoie pas seulement à la contingence et à l’autorité mais au processus même de la culture, qui suppose que l’esprit se confronte à l’altérité du monde et qu’il la constitue de manière à pouvoir se reconnaître en elle. En ce sens, nous pouvons retrouver avec Hegel une certaine relève de la morale dans un droit substantiel – et non simplement formel, sous la forme de règles – : ce droit substantiel ancre la liberté rationnelle dans l’existence concrète d’une individualité qui obtient satisfaction de ses besoins et reconnaissance de sa dignité, au sein d’une communauté qui réalise effectivement une figure de l’idéal de liberté.
Une telle reprise de la question morale, à partir du devenir moral de l’animal humain au sein de la culture et de la société, souligne l’importance de l’éducation morale, de l’élévation à la moralité : s’agit-il d’un dépassement de soi ou d’un dressage ? La conscience morale est-elle première ou dérivée ? Le thème de la généalogie des valeurs morales – qui désire la morale, que veut la volonté morale et pour quoi ? – n’est pas une simple critique de la morale sous la forme d’une réduction des valeurs au fait. Car il demeure que l’homme est un animal évaluateur par excellence et que le désir, ou la volonté de puissance, dans leur puissance même d’affirmation, impliquent un travail de la forme et de l’idéalisation. Nous devrons ainsi explorer avec Spinoza la signification de la vertu comme force d’être, ou sélection du régime de désir et d’activité le plus adéquat, au sein d’une existence affective tissée de relations, et où intervient une sélection des affects et des rapports qui disposent la vie humaine à la plus grande activité et au minimum de passivité. Dans cette perspective, la morale individuelle est une politique de la puissance et la politique est une éthique des rapports interindividuels les plus riches. Si l’homme est un Dieu pour l’homme, comme l’écrit Spinoza contre Hobbes, l’utilité elle-même acquiert une dynamique infinie : quels sont les rapports collectifs qui permettent les échanges les plus riches ?
La morale est bel et bien travail de soi et elle implique de sculpter l’existence humaine qui exprime l’être de la manière la plus intense, et comme productivité et comme forme. C’est cette préoccupation qui doit orienter la recherche du fondement de la morale : la raison, le désir, la sympathie, l’utilité, la valeur infinie de l’autre ? En effet, ces questions traditionnelles n’ont de sens que si l’on tente de mesurer en quoi l’expérience morale est, au fond, l’expérience que, être finis, nous pouvons faire de l’être. Car le souci moral partage le caractère extatique de l’existence : l’idéal moral tire son être du fait de n’être pas parce que son exigence s’alimente au devoir-être de l’existence.
Eléments bibliographiques :
Pour des lectures pendant les vacances ou pour réfléchir aux sujets de dissertation, il est souhaitable de se fixer sur des textes essentiels et fondateurs. Ne pas hésiter à relire des philosophes que l’on connaît déjà, afin de les pratiquer plus intensivement, en se donnant des questions précises, par exemple, les distinctions requises pour constituer le problème posé par un sujet de dissertation.


PLATON : Gorgias, Protagoras, Ménon, Philèbe. La République, aussi, mérité d’être consultée.

ARISTOTE : Ethique à Nicomaque.

DESCARTES : Discours de la méthode, III, Principes, I, Lettres à Elisabeth, Traité des passions de l’âme.

SPINOZA : Ethique, parties III-V

HUME : Traité de la nature humaine – la morale.

KANT : Fondements de la métaphysique des moeurs, Doctrine de la vertu, Critique de la raison pratique, Critique de la faculté de juger (derniers paragraphes, sur téléologie et théologie morale).

HEGEL : Principes de la Philosophie du droit.

NIETZSCHE : Généalogie de la morale, Par-delà bien et mal.

BERGSON : Les deux sources de la morale et de la religion.

SARTRE : Cahiers pour une morale.

FOUCAULT : Histoire de la sexualité : La volonté de savoir, L’Usage des plaisirs, Le souci de soi.
Ne pas hésiter à consulter la dernière partie de l’Anthologie Foucault publiée en Folio.

Sujets de travaux

Explication de texte :
- Platon : Timée, GF p. 149-151, 50 a – 51 a ; “Supposons en effet que quelqu’un ait modelé toutes les figures possibles avec de l’or… » jusqu’à « … toute portion qui a reçu des images de terre et d’air ».
- Aristote : Physique, II, GF p.118-120, 193 a (10) à 193 b ; « Certains sont d’avis que la nature et la substance des êtres… » jusqu’à « … du moins un homme naît-il d’un autre homme ».
- Lucrèce : De la Nature, II, GF p. 119-123, vers 67 à 141 : « La matière assurément n’est pas un bloc compact… » jusqu’à « … Mais les chocs originels demeurent invisibles. ».
9
- Descartes : Principes, II ; 3 sujets possibles : (1) articles 9-12, (2) articles 21-23, (3) articles 37 et 38.
- Spinoza : Ethique, I, 15, scolie ; « … Car la substance corporelle, qui ne peut être conçue autrement qu’infinie, unique et indivisible, ils la conçoivent multiple et divisible… » jusqu’à la fin du scolie.
- Leibniz : Système nouveau de la nature, dans le livre en GF portant le même nom, pp. 175-177 ; «… L’on demande maintenant quelle est cette autre nature dont la diffusion constitue le corps… » jusqu’à « … en un mot une machine de la nature ».
- Diderot : Entretien entre d’Alembert et Diderot ; « D. (…) Voyez-vous cet oeuf ? C’est avec cela que l’on renverse toutes les écoles de théologie… » jusqu’à « … dans un abîme de mystères, de contradictions et d’absurdités ».
Le Rêve de d’Alembert ; « d’Al. : Je suis donc tel parce qu’il a fallu que je fusse tel… » jusqu’à « …pas un point de la nature qui ne souffre ou qui ne jouisse ».
- Kant : Prolégomènes, paragraphe 13, rem ; 3 ; « … Ainsi ma théorie de l’idéalité de l’espace et du temps… » jusqu’à la fin.
Premiers principes métaphysiques d’une science de la nature, Vrin, édition Gibelin, p.112-114, Dynamique, Remarque générale sur la dynamique : «… En ce qui concerne la méthode appliquée en science naturelle… » jusqu’à « … peuvent admettre originairement de grandes différences spécifiques ».
- Marx : Le Capital, livre 1, 3ème section, chapitre 7, point 1, GF, p. 139-141 : «… L’objet du travail est fourni par la nature seule dans l’industrie extractive… » jusqu’à « … le bon produit ne fait pas sentir le travail dont il tire ses qualités utiles ».

Sujets de dissertation :
- La recherche du bonheur suffit-elle à déterminer une morale ?
- La morale, un art de vivre ?
- Peut-on vivre sans morale ?
- Comment devient-on moral ?
- La morale nie-t-elle le désir ?
- D’où viennent les valeurs morales ?
- La raison peut-elle être morale ?
- La morale peut-elle être rationnelle ?
- L’utilité est-elle étrangère à la morale ?
- Est-ce parce qu’il est moral que l’homme est humain ?
- Le souci d’autrui résume-t-il la morale ?