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Enseigner la géopolitique. Approches conceptuelles et épistémologiques

Compte-rendu de la conférence de Laurent Carroué  organisé par Sciences Po le mercredi 4 janvier 2023, dans le cadre d'un séminaire sur l’Enseignement scolaire de l’histoire et son cycle de conférences intitulé Enseigner la guerre

Par Julien Lacassagne

Laurent Carroué est agrégé de géographie, spécialiste de géographie économique, de géopolitique et de géographie de la mondialisation. Il collabore à la revue Confluences (ENS-Lyon), il est auteur et contributeur pour les sites Géoconfluences et Géoimage (CNES) et membre de l’Institut Français de Géopolitique (Paris VIII). Ses thèmes de recherches portent notamment sur les frontières et les conflits.

Il a débuté sa carrière en tant qu’instituteur en école maternelle, avant de devenir maître de conférences puis professeur des universités et enfin inspecteur général de l’Education nationale. Sa thèse, soutenue en 1988 sous la direction d’André Fischer, porte sur l’innovation en Île-de-France : Les industries informatiques, électriques et électroniques en Île-de-France. Contribution à l'étude d'une industrie de haute technologie dans une métropole centrale (1 607 p., 4 tomes).

Il a simultanément mené des recherches portant sur les enjeux de territoires et de pouvoirs, ainsi que dans le domaine militaire. Officier de réserve, il se déclare sensible aux questions stratégiques et militaires.

 

Son présent exposé se divise en cinq parties principales :

  • L’émergence de la géopolitique en France et en Europe.

C’est selon Laurent Carroué tout particulièrement en France que la géopolitique s’est construite sur une articulation entre géographie scolaire et géographie universitaire, grâce à Yves Lacoste.

Laurent Carroué note le sens de l’innovation de la géographie française dans le domaine de la géopolitique.

  • Définitions.
  • Enseigner les conflits et les guerres.
  • Les ressources disponibles.
  • Les transpositions didactiques

La géopolitique émerge dans les années 80, grâce à la revue Hérodote.  L’enseignement scolaire de la géopolitique suppose de se transposer dans une temporalité longue : les élèves de sixième auxquels sont aujourd’hui dispensés un tel enseignement seront actifs jusqu’en 2070. C’est aussi sur une temporalité longue qu’il faut apprécier le devenir de la géopolitique : celle-ci a mis plus de trente ans à mûrir et elle dessine les enjeux des trente prochaines années.

Parmi les héritages qui ont contribué à la diffusion du regard géopolitique, on retiendra l’émission Le dessous des cartes, originellement animée par Jean-Christophe Victor et préparée par Frank Tétard.

Une place importante doit également être accordée aux éditions Autrement ainsi qu’à la revue Carto (2010).

La « révolution intellectuelle » géopolitique a produit de nombreux ouvrages dont l’un des derniers est le Grand Atlas 2023, sous la direction de Frank Tétard (Autrement-Courrier International, août 2022).

Entre 1980 et les années 2020 s’est en effet accomplie une sorte de révolution systémique et géopolitique française, une quasi exception mondiale selon Laurent Carroué au point que les Anglo-Saxons s’en inspirent, de même qu’en témoignent les traductions de publications françaises en de nombreuses langues étrangères.

Autrement dit, l’école géopolitique française a trouvé une place et ses analyses intéressent à l’échelle mondiale.

Dans le domaine de l’imagerie spatiale, Laurent Carroué souligne la place centrale de Géoimage et du CNES, rappelant que le rôle du spatial est appelé à devenir déterminant et l’est déjà si l’on considère par exemple les récents exemples de localisation de troupes russes sur le territoire ukrainien.

Dans le domaine de l’innovation géopolitique française, une fusion s’est opérée entre les années 80 et les années 90, sous l’impulsion des nouvelles catégories politiques engendrées par la fin de la guerre froide. Laurent Carroué rappelle à ce titre le rôle du groupe Reclus animé par Roger Brunet à Montpellier. C’est toutefois dès 1974 que P. Guichonnet et C. Raffestin publiaient une Géographie des frontières (PUF, 1974) et dès 1976 que fut publié le premier numéro de la revue Hérodote.

En 2007, Michel Foucher publiait quant à lui son Obsession des frontières (Perrin, 2007), suivant L’invention des frontières (FEDN, 1986) et Fronts et frontières (Fayard, 1988) et précédant Le retour des frontières (CNRS, 2016).

Sur le plan de la méthode, Laurent Carroué admet son regret de voir qu’aujourd’hui trop d’auteurs se présentent comme spécialistes de géopolitique, assimilant cette dernière à une « marque de savon ». Il cite le géographe et diplomate Michel Foucher qui faisait remarquer qu’en matière de géopolitique, « le géo a été oublié en cours de route … »

Sur le plan des définitions, il reprend celle qu’Yves Lacoste donnait à la géopolitique, à savoir l’analyse des rivalités de pouvoir sur un espace ou un territoire. Une telle analyse peut se porter à plusieurs échelles : communale ou intercommunale, à l’échelle d’un pays ou d’un plus vaste ensemble, à l’instar de l’Union Européenne. Chacun de ces territoires est disputé et fait l’objet de représentations contradictoires, comme c’est le cas pour Jérusalem, la Palestine ou bien encore les territoires kurdes.

Le problème ici posé par la géopolitique est celui de la complexité. Ce qui revient à poser la question : comment rendre la complexité simple avec nos élèves ?

Il est nécessaire d’être pragmatique dans le simple. L’expérience de Laurent Carroué dans différents niveaux d’enseignement, du primaire à l’université, l’a conduit à s’intéresser aux structures et aux dynamiques cognitives. Nous n’avons, selon lui, toujours pas tenté d’analyser les progressions de temporalités, le rapport au temps et à l’espace selon les âges des élèves ou encore les différences de raisonnements liées à la maturité cognitive. Cela implique d’adopter des raisonnements de type diatopique et diachronique et à opérer des variations d’échelles.

Laurent Carroué a expérimenté ces pratiques au primaire, mais il a également pu constater auprès de ses étudiants de classe de HEC l’importance conférée à la géographie et à la géopolitique en termes de connaissance des cadres liés aux civilisations.

Selon lui, l’école géopolitique française est le fruit de la République, ce qui la distancie de la teinte « hitlérienne » qui a longtemps pu être accolée à la géopolitique. Or, c’est Yves Lacoste qui en a transformé les logiques en spécifiant celle d’une école française mariant géographie et territoire.

La géographie fournit un certain nombre de clés pour comprendre la complexité du monde, selon une double logique de pavage et d’appropriation. Il y a ainsi des ordres de grandeur : un même espace s’articule dans des logiques d’emboitement. Laurent Carroué fait remarquer que la salle où se tient la séance du séminaire sur l’Enseignement scolaire de l’histoire du 4 janvier 2023 se situe à Sciences-Po, rue de l’Université, dans le 7ème arrondissement de Paris, soit au cœur de l’espace du pouvoir, lui-même situé en Île-de-France, dans le Bassin parisien, inscrit dans des échelles nationale et subcontinentale. Il y a bel et bien un emboitement d’échelles.

Par ailleurs, d’autres problèmes géographiques se posent pour ce même territoire du centre parisien, notamment celui des crues de la Seine et le fait qu’il soit situé dans une zone inondable impliquant une menace potentielle pour les sites et les archives qui s’y trouvent.

L’études des entités spatiales à différentes échelles permettent également de poser des questions liées aux sensibilités sociales, politiques et culturelles : en quoi, par exemple, un jeune Marocain est-il troublé par la mort d’un jeune Palestinien au Proche-Orient ?

Une école française de géopolitique s’est donc constituée avec Yves Lacoste et la revue Hérodote, dont les premiers numéros furent publiés, à partir de 1976, aux éditions Maspero, lui conférant d’emblée un caractère éminemment politique.

C’est aussi en 1976, toujours chez Maspero, qu’Yves Lacoste publia La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre dans lequel il montrait l’articulation et les contradictions entre une géographie scolaire enseignée et une géographie pratique propre aux états-majors.

Enseigner la guerre implique selon Laurent Carroué de montrer aux élèves que le monde et les territoires sont traversés par des divergences d’interprétation. Ce sont les systèmes de représentation qui créent de la conflictualité. La question qui demeure étant : comment les sociétés règlent-elles les questions de conflictualité ? Michel Foucher rappelle, à ce titre, que près de 80% des conflits sont réglés pacifiquement, par l’entremise d’institutions telles que l’ONU ou le tribunal international de La Haye.

Il défend la nécessité, devant des élèves, d’insérer de la raison dans la réception de l’actualité, de dépassionner et d’habituer les élèves à une mise à distance.

En intervenant en Ukraine Vladimir Poutine a transgressé une forme d’ordre du monde et a montré que le parapluie nucléaire n’interdit plus les conflits.

S’appuyant sur l’expression de Clausewitz, Laurent Carroué rappelle que la guerre est bien la continuation de la politique sous d’autres moyens. Ce fut le cas pendant la guerre d’Algérie, comme ça l’est aujourd’hui au Sahel. Il insiste en outre sur l’apport de l’anthropologie dans l’analyse des situations de guerre.

Au Proche et Moyen-Orient, la période coloniale avait laissé une colonne vertébrale autour de la Syrie et de l’Irak. Le premier s’effondrant sous les effets d’une guerre interne et le second sous ceux d’une intervention extérieure.

Sur le plan des ressources disponibles, Laurent Carroué propose deux références, à savoir l’Atlas militaire et stratégique et l’Atlas des guerres et des conflits, tous deux édités chez Autrement.

Les programmes scolaires, les programmes des concours sont autant de points d’appui supplémentaires, tout en étant aussi des projets éminemment politiques, et de ce fait, idéologiques.

L’actuelle production des programmes est réalisée dans le cadre du Conseil Supérieur des Programmes.

Laurent Carroué entrevoit en outre un basculement ou une adaptation progressive du système français au système anglo-saxon, appuyé sur une mise en concurrence et l’autonomie des établissements, lesquels pourraient être amenés à faire appel à des cabinets privés.

Il rappelle également que la réforme du lycée a été rapide, or le temps de la pédagogie est un temps long, qu’elle a été portée par des programmes dits « ambitieux », dans les difficiles conditions de la pandémie de Covid 19. En définitive, ce n’est que depuis une année à peine que la réforme a été pleinement appliquée.

Des ressources sont aussi disponibles sur le site Géoconfluences, sur celui de Géoimage-CNES, dans les programmes des festivals de Blois et de Saint-Dié, et dans les éditions de La Documentation Photographique. Cette dernière publication, aujourd’hui pilotée par le CNRS, tend, selon Laurent Carroué, à développer des thèmes davantage situés dans une forme de marginalité, tel que le numéro d’octobre 2022 portant sur Humains et animaux.

Laurent Carroué rappelle la création du festival de géographie de Saint-Dié en 1990 par Christian Pierret, lequel a par la suite inspiré la création des rendez-vous de l’histoire de Blois par Jack Lang, en 1998.

Il admet une timidité dans la prise en compte de la dimension géopolitique dans les programmes, y compris en HGGSP. Dans cette spécialité, la question posée demeure celle de la fusion ou non des différentes disciplines constitutives de cet enseignement.

Un module sur la carte était envisageable et aurait pu constituer un levier autour d’une culture commune.

Il revient enfin sur la question du rapport au temps et à l’espace selon les niveaux et les âges. Témoignant de sa propre expérience, il mentionne qu’il avait pour habitude d’emmener ses élèves faire connaissance avec l’espace du quartier où se trouvait leur établissement. Il défend une géographie de la proximité, pour mieux appréhender la notion de territoire, de même qu’une articulation de la géographie avec d’autres thèmes : géographie et révolution, géographie et parcours migratoires etc., insistant sur la dimension intellectuelle du métier d’enseignant et sur sa liberté à construire une pédagogie en tenant compte des élèves et de leur environnement immédiat.