Mercredi 19 octobre 1887 au Lycée Racine

A 130 ans de distance, un groupe de sept élèves du lycée Racine revisite le discours prononcé par Eugène Spuller pour l'inauguration de ce deuxième établissement de jeunes filles de Paris. Il en ressort ce court-métrage ; L'école des femmes, et avec lui la possibilité d'ouvrir la perspective d'une lecture critique. F. Petit et A. Dullin

Contextualisation

Eugène spuller (1835-1896) nous est parfaitement inconnu aujourd'hui, excepté des familiers de la rue des Archives, dans le 3e arrondissement de Paris, qui reconnaissent en lui l'homme d'une portion de cette voie rebaptisée en 1910 "rue Eugène Spuller". En 1901, la statue surmontant la tombe d'Eugène Spuller au cimetière du Père-Lachaise (photographie en fin de page) valut à Louis Liard ces mots : "En entrant au ministère de l'instruction publique, il avait pu porter sur lui-même ce témoignage : "Je n'y entre pas comme un étranger qui pénètre pour la première fois dans un atelier où l'on travaille à un ouvrage qui lui est inconnu". En le quittant, il put dire avec autant de vérité : "J'ai pris ma fonction au sens propre du mot ; j'ai tenu à être le premier instituteur de la nation." Les quelques lignes suivantes fournissent une lecture éclairée du discours inaugural du Lycée Racine prononcé voici 130 ans.

En ce mercredi 19 octobre 1887, il incarne la République, en tant que ministre de l'instruction publique, des cultes et des beaux-arts (fonction qu'il occupe du 30 mai au 12 décembre 1887, puis du 3 décembre 1893 au 30 mai 1894).

Reconnu et populaire en son temps, il incarne le type d'homme nouveau créé par le mouvement républicain et sur lequel Léon Gambetta s'appuie pour forger une France pétrie de valeurs nouvelles. Eugène Spuller né de la IIIe République, met en oeuvre les principes de cette France contemporaine.

Sa naissance dans une petite famille provinciale, d'un père allemand et d'une mère française, décédés tous deux dans son jeune âge, ne devait pas le porter à occuper de telles fonctions. Loin de sombrer, il sort de sa condition en réalisant de brillantes études de droit qui le conduisent au barreau de Paris. Il doit sa réussite à l'instruction. Fréquentant les milieux politiques liés au monde du journalisme dans les années 1860, son élection en 1876 comme député du 3e arrondissement de Paris inaugure sa longue carrière politique (qu'il ne quitte qu'à sa mort) en un temps où les valeurs républicaines se forgent avant de s'imposer.

Dans ce discours inaugural (lien pour le lire dans son intégralité sur le site de la B.N.F, page 242 et suivantes) du deuxième lycée de jeunes filles de Paris, Eugène Spuller développe largement la place qu'offre la IIIe République aux filles de la capitale, futures épouses de l'élite urbaine (la population rurale demeure plus nombreuse que celle des villes jusqu'en 1931). Leur instruction doit conduire à les soustraire à l'influence des milieux cléricaux, non pas à gagner l'égalité de droit avec les hommes. Pour rappel, lors de débats, précédant la mise en place de l'instruction des filles, les députés se déchirèrent pour en fixer les principes. Jules Ferry, le 10 avril 1870, affirmait à la tribune que "celui qui tient la femme, celui-là tient tout, d'abord parce qu'il tient l'enfant, ensuite parce qu'il tient le mari." (Jules Ferry, extraits du discours sur l'égalité d'éducation, 10 avril 1870). L'instruction morale républicaine de Ferdinand Buisson ne remet pas en cause ces principes.

Créer une société unie par des valeurs républicaines partagées s'impose pour Gambetta et sa garde rapprochée auquel le ministre appartient. Le discours d'Eugène Spuller précise ainsi le rôle d'un lycée de jeunes filles, rappelant que la femme doit demeurer dans un rôle traditionnel dont le code civil napoléonien fixe l'état de "minorité", c'est à dire de soumission à l'autorité masculine. Ce conservatisme républicain du XIXe siècle marque la scolarisation des filles sans franche remise en cause. 

 

La clarté des commencements

Il arrive que dans les commencements, faute de doctrine fixée, on soit tenu ouvertement de formuler et d'exprimer les principes qui doivent gouverner les institutions qu'on met en place.

Ces mêmes principes, originellement arbitraires, une fois passés dans les esprits et les faits, une fois devenus évidences indiscutables, donc indiscutées, finissent par s'installer dans le silence de l'ordre naturel établi.

C'est ainsi que Pierre Bourdieu signale par deux fois dans le cours sur l'État qu'il fit au Collège de France* que dans les années 1880 à l'Assemblée nationale, on disait ouvertement que le système scolaire devait éliminer les enfants des couches les plus défavorisées. Ce que la recherche en sociologie a redécouvert un siècle plus tard.

Dès lors que le système scolaire s'est mis à faire ce qu'on attendait de lui, sans qu'il soit même besoin de le lui demander, cette question s'est littéralement évanouie, refoulée dans l'inconscient de l'institution scolaire.

On peut sans peine risquer une analogie avec la mise en place de l’instruction républicaine des filles. Cette nouveauté en 1887 impliquait la même exigence d’élaboration et de formulation publique de principes voués à faire leur chemin, ultérieurement silencieux dans l’institution scolaire comme dans les esprits des publics qu’elle visait, au premier chef les professeurs, les parents et les élèves.

Avec le discours d’inauguration du lycée Racine, nous tenons donc une des pièces maîtresses de cette formulation inaugurale, explicite, de la doxa à venir. Doxa qui règnera jusque dans les années 1980, même si les premières lézardes apparaissent après (grâce ?) à la Seconde Guerre mondiale.

Revenir aux origines, puis de là, mesurer la distance qui nous en sépare, c’est donc aussi mesurer la transformation du champ scolaire sous l’effet des forces qui le traversent. Spécialement peut-être d’abord sous l’effet de la féminisation du corps des professeurs.

C’est aussi apercevoir comment, sous contraintes certes, peuvent s’inventer d’autres possibles que ceux voulus au départ. L’histoire n’est pas un destin. En l’espèce la place assignée aux femmes dans la société pas davantage. Comprendre la genèse et la structure de ce champ de lutte, c’est se donner les meilleurs outils pour y intervenir efficacement.

On sait par ailleurs que l’Histoire avance à reculons au sens où ceux qui se donnent mission de programmer l’avenir, ne le font jamais qu’à partir d’un imaginaire nécessairement structuré par les connaissances et les fantasmes qu’ils ont du passé. Marx le premier, s’est amusé des révolutionnaires de 89 faisant la révolution bourgeoise en se rêvant républicains romains, citoyens athéniens.

Eugène Spuller n’échappe pas à la règle. Et il y aurait tout un travail à faire sur ce point. On se contentera ici de deux suggestions pour en ouvrir le chantier.

Il est frappant de voir d’abord combien la conception de la justice qu’il veut rendre aux femmes est hantée par un modèle archaïque, grec antique spécialement. Un trait qu’il partage avec tous ceux qui mettent sur pied la IIIe République en cette fin de XIXe siècle.

Frappant aussi d’entendre que la femme qu’il appelle de ses vœux, cette femme du futur républicain, transpose, sublime en un sens, à l’échelle de la nation, cette femme-objet d’échange des sociétés traditionnelles que Lévi-Strauss nous a rendue familière. C'est avec le même soin, la même attention que ses vertus doivent être jalousement construites et entretenues. C'est pour les mêmes raisons puisque la circulation des femmes, via le marché matrimonial, doit constituer le premier ciment, et au-delà assurer la perpétuation de cette société.

D’autres chantiers de lecture de ce document exceptionnel sont sûrement à ouvrir et ces quelques lignes en sont l’invitation. Rappelons simplement au moment de conclure que ce n’est pas à son destin qu’on n’échappe pas mais à son Histoire. La liberté demande seulement de se donner les moyens d’en faire l’inventaire critique.

*Pierre Bourdieu, Sur L’Etat, cours au Collège de France 1989-1992, p. 114 et p. 197.

 Statue surmontant la tombe d'Eugène Spuller au Père-Lachaise Tombeau E. Spuller-cimetière Père-Lachaise

Plaque inauguration Lycée racine

Plaque commémorative de l'inauguration du Lycée dans le hall du 20 rue du Rocher