L'histoire de la cité scolaire Carnot depuis 1860

par Jean-Marie Mavré, professeur honoraire.

En 1860, Paris annexe la banlieue située entre l'enceinte des Fermiers Généraux et les fortifications construites par Thiers de 1841 à 1845 ; le nouveau découpage de la capitale en 20 arrondissements place la plaine Monceau dans le XVIIème ; son territoire est surtout occupé par des cultures maraîchères et par le parc attenant à la Folie de Chartres.

En 1861, Alphand réduit ce parc de moitié et Haussmann fait ouvrir de grands axes; le boulevard Malesherbes est percé en 1863. Dès lors, il est de bon ton pour la haute société, les artistes en renom et les commerçants enrichis, de s'offrir un hôtel particulier sur la plaine Monceau. 

En 1869, l’ancien Polytechnicien Aimé Godart, ingénieur des Ponts et Chaussées, crée rue Chaptal à Paris une école privée laïque où l'on enseignera dans un esprit nouveau. Elle s'appellera "l'Ecole Monge" en hommage au principal fondateur de l'Ecole Polytechnique.

Saint-Simonien convaincu, Aimé Godart a 32 ans quand il inaugure son établissement ; dès sa sortie des grandes écoles, il s'est passionné pour l'enseignement et a été professeur, puis sous-directeur et directeur du collège Sainte-Barbe.

Malgré la défaite de 1870 et les épreuves de la Commune, l'école Monge prospère et devient trop étroite. C'est pourquoi Aimé Godart et les actionnaires qui le soutiennent achètent un vaste terrain donnant sur le boulevard Malesherbes. Les plans sont établis par l'architecte H. Degeorge et l'ingénieur Gustave Eiffel. Il faudra deux ans, de 1875 à 1877, pour construire la nouvelle et somptueuse "Ecole Monge", prévue pour 500 élèves, dont 250 internes. Les principaux matériaux employés sont la brique, la pierre blanche, le fer, le verre et la faïence. L'ensemble affecte la forme approximative d'un trapèze rectangle dont le côté "Villiers" regarde le parc Monceau.

L'entrée principale est située au milieu de la façade "Malesherbes". Les véhicules hippomobiles pénètrent dans une double cour en observant le sens giratoire et vont déposer leurs passagers à l'abri d'un auvent de verre, qui court le long des murs. De part et d'autre du porche, une annexe de "la Belle Jardinière" où l'on vend les uniformes des élèves, la loge du concierge, les écuries et la remise des calèches.

Sur la partie droite de cette cour, du côté de la rue Viète, on trouve le parloir, vaste comme trois salles de classe, luxueux avec son parquet ciré, ses vitraux verts, rouges et bleus, son estrade vaste comme une scène de théâtre. On l'a comparé à une salle d'attente de 1ère classe. Il subsistera jusqu'en 1957 ; c'est là que parents et professeurs s'entretiennent et que se déroulent de nombreuses réunions, conférences et manifestations artistiques.

Après avoir gravi quelques marches, nous pénétrons dans le hall (d'abord appelé hall Eiffel, puis hall Guy Môquet, mais surnommé ironiquement "La Marquise"). C'est le cœur du bâtiment. Il mesure environ 80 m x 30 m et est protégé des intempéries par une verrière à vitres mates montées sur une charpente métallique. Ce hall possède 5 issues et de vastes toilettes.

Grande verrière avec une structure métallique.

Les salles de cours et les bureaux donnent sur ce hall où l'on pratique l'éducation physique et sportive, mais qui sert aussi de cadre à des cérémonies et à des festivités.

A la hauteur des toilettes et de l'issue centrale, une double barrière en fer forgé sépare le côté des petits de celui des grands ; un surveillant peut ainsi voir ce qui se passe de part et d'autre sans être bousculé par les élèves.

L'accès à la galerie du premier étage se fait par 4 escaliers de fer à marches de bois. Les 10 dortoirs de 24 à 30 lits sont au second et dernier étage: chaque interne dispose d'une sorte de cellule avec fenêtre, meublée d'un lit, d'un tabouret, d'un bureau, d'une lampe et d'un miroir. Ces cellules donnent sur une partie centrale avec une batterie de robinets et de cuvettes à bascule. En outre les pensionnaires prennent un bain tous les 15 jours et se lavent les pieds deux fois par semaine dans des pédiluves à siège réglable: l'hygiène corporelle joue donc un grand rôle à l'école Monge.

Dans les salles de cours (2 de 72 places, les autres de 24 à 28), les fenêtres donnant sur le hall dispensent une lumière tamisée, les autres une lumière plus vive; 5 lampadaires à gaz diffusent l'éclairage artificiel; le chauffage est d'abord assuré par des poêles à charbon ; viendront ensuite des bouches de chaleur au niveau du sol. Quant au mobilier, il est adapté à la taille des élèves : il existe 4 formats de pupitres et de sièges individuels. En 1877, "le Monde Illustré" commente l'inauguration et nous décrit ce matériel avec des détails qui étonnent le lecteur de l'époque : les pupitres ont une cloison de verre qui permet aux surveillants de repérer les cachettes.

Autour du hall gravitent les bâtiments satellites et les autres cours. Nous avons déjà vu celle des calèches ; de l'autre côté, après avoir descendu quelques marches, nous voici dans la cour Villiers, plantée de marronniers et au sol légèrement concave pour permettre le patinage sur glace pendant les grands froids. Chaque élève y dispose de 5m², ce qui est énorme pour l'époque.

A droite de la cour Villiers, à l'angle de la rue Viète, une infirmerie avec chambres isolées où réside un interne des hôpitaux. Trois médecins assurent la surveillance médicale de l'établissement. Les malades peuvent être veillés par leurs parents qui disposent de chambres prévues à cet effet. Entre ce bâtiment et la rue Viète, deux petites cours de service fermées par un portail.

Les sous-sols comportent une salle de gymnastique, une salle d'armes où officient de grands maîtres de l'escrime, mais aussi la dépense avec les réserves de légumes bien aérés et réfrigérés en permanence par un filet d'eau, la cuisine, modèle pour l'époque, la soute à charbon et l'immense réfectoire d'un seul morceau, aux magnifiques tables de marbre brun veiné de blanc, aux murs carrelés de blanc, de bleu, de jaune.

Des wagonnets sur rails relient la cuisine au réfectoire, ce qui facilite le service et permet d'offrir aux Mongiens des plats toujours à la bonne température. Notons au passage que les élèves ont le droit de parler pendant les repas, alors que dans les autres établissements règne la loi du silence.

Si nous ajoutons la buanderie, la lingerie et les logements de fonction allant de la chambre de bonne au somptueux appartement de M. Godart, nous achevons notre propos sur les bâtiments de l'école Monge, révolutionnaires pour cette époque où la plupart des autres établissements étaient sombres, humides et tristes (cf. Jules Vallès, Le Bachelier, Garnier Flammarion.).

Le directeur est assisté d'un conseil d'administration, d'un préfet des études, de deux censeurs et de cinq surveillants généraux. Professeurs et surveillants sont triés sur le volet et appliquent la devise :

"Pour faire de bonnes études, il faut ménager le physique pour sauvegarder le moral."

Les exercices physiques tiennent donc une place de choix à l'école Monge.

Pendant quelques années, Pierre de Coubertin y aura la haute main sur la gymnastique et les sports. Tous les Mongiens ont 1/2 heure d'éducation physique quotidienne sous le hall. 

Les élèves sont répartis en 3 catégories :

1) Les pensionnaires : réveil à 6h30, coucher à 20h. 6 récréations par jour, soit 4h de repos.

 2) Les demi-pensionnaires : entrée à 8h30; déjeuner à 12h30 sortie à 17h45. 4 récréations par jour, soit 2h1/2 de repos.

 3) Les externes : ils sont libérés 1 heure pour le repas de midi (de 12h30 à 13h30).

Tous ont de 7 à 9 heures de cours et d'études, au lieu de 11 à 12 heures dans les lycées d'Etat. Les plus jeunes vont 3 fois par semaine au Pré Catelan où ils pratiquent le cerceau, le vélocipède (1 Franc de l'heure), le canotage (0,75 F de l'heure) ou l'équitation (1 F de l'heure). L'été, on se rend aux bains de rivière, dans la Seine. 

 

On distingue trois divisions :

La 1ère dispense l'enseignement élémentaire, de 6 à 11 ans. On y apprend l'allemand dès l'âge de 7 ans et l'anglais à 10 ans. Les 2 premières années sont confiées à des dames. 

La 2ème : 6 ans d'études classiques jusqu'au baccalauréat ès lettres ou ès sciences.

Enfin les classes préparatoires aux écoles du gouvernement (Polytechnique, Mines etc...).

Dans les classes de 24 à 28 élèves, l'enseignement est à l'opposé du dogmatisme : il est vivant et fondé sur l'observation, la compréhension, le dialogue et la formation du jugement plus que sur le « par cœur ». Il favorise le sens de la communication, l'usage aisé du français et le goût pour la lecture. 

Les notes vont de 0 à 20 ; or ce système ne sera adopté dans l'enseignement d'Etat qu'en 1890.

On organise des échanges avec des collèges britanniques ; on les rencontre sur des terrains de rugby ou de football, ou à la course à pied. Comme en Angleterre, les élèves ont leurs clubs (l'Etoile, l'Arrosoir), leur Académie, leurs journaux, leurs cercles.

Cela fait sourire certains esprits chagrins, et Gaston Méry, prenant Monge pour cible, écrit : "L'école où l'on s'amuse" (Nouvelle Librairie, 1890). Cependant, les résultats au baccalauréat et aux concours d'entrée des grandes écoles sont si brillants qu'ils confondent les détracteurs.

Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais cet enseignement coûte très cher ; seuls les fils des familles très aisées peuvent fréquenter l'école Monge.

Aussi, dès 1892, la concurrence du tout nouveau lycée Janson de Sailly qui draine les garçons des mêmes classes sociales, mais à moindre prix, met l'école Monge en difficulté sur le plan financier. Grâce à l'intervention d'actionnaires et de parents influents, le gouvernement accorde à trois reprises des subventions importantes à l'établissement.

Devant l'impossibilité de renflouer les finances de l'école, les actionnaires proposent de la vendre à l'Etat pour 4 millions 750 000 francs (environ 80 millions de francs 1993 ou 8 milliards de centimes) payables comptant. Ce projet est examiné à la Chambre le 20 novembre 1894 et le décret signé le 29 décembre suivant.

En effet la plaine Monceau s'est couverte de constructions et le quartier manque d'un lycée d'Etat pour répondre aux besoins de la population.

L'internat sera supprimé et il suffira d'opérer quelques transformations pour que les bâtiments répondent aux nouvelles nécessités.

Mais comment appeler désormais l'ancienne école Monge ? Certes, le président Sadi Carnot vient d'être assassiné en juin 1894 et son nom vient naturellement à l'esprit ; cependant ce n'est pas le seul Carnot célèbre ; il y a eu son grand père Lazare, organisateur de la victoire ; mais aussi son oncle Nicolas-Léonard, fondateur de la thermodynamique. On décide donc d'honorer cette famille exceptionnelle en baptisant l'établissement lycée Carnot, sans préciser le prénom.

La première rentrée officielle se déroule le 1er octobre 1895. M. Frétillier, venu du lycée Voltaire, a été nommé proviseur dès le 1er janvier 1895 ; sa redingote et son chapeau haut de forme succèdent à ceux d'Aimé Godart. Il restera à son poste jusqu'en 1909. Durant un siècle, 14 proviseurs dirigeront l'établissement.

En 1895, on distingue trois sortes de classes :

Les classes primaires, payantes malgré les lois organiques de 1881-1882. Jusqu'en 1925, on y apprendra une langue étrangère dès l'âge de 8 ans. La dernière de ces classes sera supprimée en 1958. Les classes secondaires classiques et les classes secondaires modernes.

Il faudra y ajouter des classes préparatoires aux grandes écoles, fondées en 1901. La taupe et la corniche disparaîtront après la guerre de 1914-1918; les classes préparatoires à l'école d'HEC seront créées en 1920, puis une Math.Sup. et une Math.Spé.

Les effectifs croissent rapidement : 630 en 1895, 1003 en 1903, 1887 en 1938, 2130 en 1992-93.

Signalons au passage que la mixité adoptée en 1974-75 a contribué à regonfler le nombre des élèves menacé par les problèmes de logement qui faisaient émigrer certaines familles vers la banlieue.

Toujours est-il que ces progrès ont imposé quelques modifications aux bâtiments existants :

a)   l'entrée principale est bouchée et reportée à droite de la façade Malesherbes; la galerie de physique sépare en 2 cours communicantes l'ancienne cour des calèches: la cour d'honneur et la cour de chimie ;

b)   les anciennes écuries font place à des laboratoires et à la salle des professeurs ;

c)    les anciens dortoirs sont transformés en salles de classe ;

d)    l'électricité remplace le gaz en 1914 ;

e)   le grand parloir et la double barrière du hall sont supprimés pour gagner de l'espace (1957) ;

f)     après le gymnase Cardinet, on crée le gymnase Villiers ;

g)   le réfectoire est insonorisé et divisé en salles à manger séparées par des cloisons décorées par Jean Effel ;

h)    la vénérable cloche est remplacée par une sonnerie électrique ;

i)     enfin le lycée devient "Lycée-Collège Carnot".

Les réformes se succèdent, mais l'établissement continue de figurer parmi les meilleurs malgré les épreuves traversées.

En 1914-1918, l'infirmerie de la cour Villiers est transformée en hôpital franco-belge.

Une fille, Anne-Marie de Ricqlès devient élève de Carnot.

Le proviseur, M. Canivinq et ses adjoints troquent le chapeau haut de forme pour le chapeau melon, coiffure également portée par M. Jonnet, professeur de culture physique et de tir à la carabine qui donne ses cours en gilet et pantalon et ne quitte jamais son couvre-chef, même en faisant une démonstration au cheval d'arçon.

Des élèves font leur préparation militaire et s'engagent pour aller au front: 341 noms de fonctionnaires ou d'anciens élèves figurent sur le monument aux morts du lycée, inauguré le 24 juin 1921 dans la cour d'honneur.

En 1939-1945, le hall abrite des réfugiés; des classes terminales se réfugient en province; 96 anciens, soldats ou résistants périssent dans la tourmente; citons parmi eux:

  • Roger Bouvet (1898-1944) agrégé des lettres, résistant, arrêté le 5 mars 44, torturé, mort en déportation ;
  • Guy Môquet (1924-1941), fusillé à Chateaubriant, il avait 17 ans ;
  • Bernard Normier (1927-1944), fusillé sans jugement en septembre 1944 ;
  • Gilles de Souza (1922-1944) résistant, abattu dans un champ ;
  • Georges Deleuze, ancien de Corniche. Résistant, déporté et mort en camp de concentration ;
  • Jean et Michel Reberteau, engagés comme médecins dans la résistance, arrêtés en août 1944 et fusillés en forêt de Lisle-Adam (95).

Chaque année, au mois de novembre, une émouvante cérémonie rappelle aux élèves le sacrifice de ces jeunes hommes pour la liberté.

Il y eut aussi mai 1968, avec ses morceaux de bravoure.

Rappelons encore l'attentat de septembre 1982 où nous eûmes 52 blessés et de gros dégâts matériels, ce qui contribua à accélérer les travaux de réhabilitation et de modernisation qui se poursuivent encore. Pour répondre aux besoins actuels, le nouveau C.D.I. et le laboratoire de langues en sont les plus récentes réalisations.

Au cours de ce dernier demi-siècle, les loisirs dirigés ont eu leurs moments de gloire. Les historiens avaient fondé l'HIGELYCA, les naturalistes Schlegel et Roy la SONALYCA, le grammairien Raphaël Barquisseau la Ligue Maritime et Coloniale, le littéraire Van Daele le club théâtral Comoedia et un autre de vol à voile.

De 1948 à 1962, les classes nouvelles rebaptisées "classes pilotes" innovèrent à leur tour. A cette époque Joël Weiss, ancien élève au dévouement inlassable constituait des équipes de basketteurs sur patins à roulettes: les Carnot Roller Skaters. Pendant 20 ans, ils disputèrent 700 matchs au profit des petits poliomyélitiques de Garches ou d'autres jeunes en difficulté.

Aujourd'hui le foyer socio-éducatif, les différents cercles et associations poursuivent des activités culturelles et sportives, et des professeurs organisent des échanges et des voyages.

Les adultes ne sont pas en reste : l'Association des anciens élèves, fondée en 1898, les associations de parents d'élèves dont la première fut créée à Carnot en 1905, l'Amicale des Personnels, presque centenaire, l'UPALYCA, la dernière-née, consacrée à la défense du patrimoine, sont toujours prêtes à aider la direction lorsqu'elle en manifeste le désir.

A travers les brumes du passé surgissent quelques figurent légendaires du personnel: proviseurs, censeurs, surveillants généraux comme M. Meuriot, le directeur du collège Pierre Lacour, mais aussi les concierges longtemps surnommés Poléon, l'appariteur Emile Coucault et son épouse surnommée "La Vénus" parce qu'elle appelait son mari "Milo(t)", et des professeurs extraordinaires comme les Flandin, père et fils, ou Roger Ikor, prix Goncourt 1955 et tant d'autres personnalités que les anciens élèves évoquent avec admiration.

Ces maîtres ont formé des gens cultivés dont certains sont devenus célèbres dans les domaines les plus variés. En voici quelques-uns; les autres nous pardonneront la brièveté de cette liste: Louis Aragon, Michel Berger, Bernard Buffet, Jacques Chirac, Maurice Couve de Murville, Jean Effel, Francis Huster, François Jacob, Robert Manuel, Pierre Sabbagh, Jacques Weber et bien d'autres.

Malgré les réformes et les tempêtes de l'histoire, le lycée Carnot conserve de son passé une atmosphère et des traditions qui ne renient ni l'école Monge, ni un siècle d'enseignement d'Etat. Les usagers en parlent avec une certaine tendresse; les anciens avec nostalgie. Les activités sont orientées vers l'avenir, mais c'est toujours un bonheur et un honneur d'enseigner ou d'étudier dans ses murs séculaires.