Innghe Guttmann, élève de 2nde à Camille Sée, morte à Auschwitz le 8 août 1942.

fiche Pithiviers Innghe

Innghe est morte à Auschwitz où elle a été déportée à l’âge de 16 ans. Nous savons peu de choses d’elle. Les raconter ici est notre manière de lui rendre hommage.

Les informations que nous avons  sur Innghe avant qu’elle ne soit arrêtée cet été 1942 proviennent de son dossier administratif (pièce 1). Il a été constitué lors de son entrée en 6ème à Camille Sée en octobre 1937. Elle y est inscrite sous le prénom de « Innghe », diminutif de Ingeborg. Il comprend les quelques pièces obligatoires – certificat de naissance (pièce 2), de revaccination (pièce 3) et de bonne conduite (pièce 4) – que doivent fournir toutes les élèves. Quelques documents ont été ajoutés : relevés de notes (pièce 5), justificatif de domicile (pièce 6) entre autres. Toutes ces pièces, et bien d'autres, sont consultables ici:   Dossier Innghe Guttmann

Son certificat de naissance, traduit de l’allemand en 1937, nous apprend que Ingeborg est née le 26 octobre 1926 à Francfort. Son père est Wilhelm (Guillaume) Simon Guttmann et sa mère s’appelle Ella Berta Guttmann, née Illis. A la naissance de sa fille à Francfort, M. Guttmann est commerçant. Il l’est toujours en 1937 lorsqu’elle entre en 6ème à Camille Sée.

Le certificat médical d’Innghe est daté du 4 mai 1937. Il stipule que « l’enfant Innghe Guttmann n’est atteinte d’aucune affection cutanée ou organique contagieuse » et « ne présente aucun signe d’affection chronique et notamment de tuberculose pulmonaire, ganglionnaire ou osseuse ». Le Docteur Jean Gardinier qui exerce avenue Émile Zola ajoute : « Elle a été revacciné par moi contre la variole en février 1937. Son développement intellectuel correspond a celui des enfants de son âge. Elle peut en consequence être admise dans un lycée pour y faire des études secondaires. » (L’orthographe a été conservée)

Le dossier comprend aussi un certificat de scolarité de l’école municipale de jeunes filles du 41bis rue La Fontaine, Paris XVIe daté du 4 mai 1937. Elle comprend une « observation particulière » : « Excellente élève au cours moyen 2ème année. Très bonne conduite ».

De manière un peu moins habituelle, son dossier contient le relevé de notes de son cours moyen 2ème année de l’année scolaire 1936-1937. Elle est absente une grande partie du mois d’octobre (20 jours) et sa moyenne n’est pas calculée. Pour les mois suivants : novembre, décembre, janvier et février elle a respectivement 8,5/10 ; 8,37/10 ; 7, 95/10 et 8,65/10 de moyenne. Les commentaires sont élogieux : « Bon travail », « Très bien toujours », « Très bien sauf une faiblesse en dictée » « Très bien, beaucoup d’application ». Elle est de nouveau absente tout le mois de mars. A son retour en avril sa moyenne est de 8/10. Elle est classée trois fois dans le « groupe d’honneur » et une fois dans le « 1er groupe » car sa moyenne est un tout petit peu inférieure à 8. Les résultats de Innghe sont particulièrement bons en conduite (elle obtient cinq fois 10/10) et en éducation morale (quatre 10/10 et deux 9/10).

Plus rare encore, son dossier comprend un certificat de domicile et une lettre manuscrite de son père, jointe à celui-ci (pièce 6). C’est le concierge de l’immeuble qui certifie que « Mademoiselle Innghe Guttmann » habite au 12 rue Edmond Roger « depuis le 1er janvier 1935 ». Cela nous permet de découvrir qu’elle est en France au moins depuis cette date. La note manuscrite de M. Guttmann est adressée à « Madame la Directrice du Lycée Camille Zay ». Cette confusion entre « Sée » et « Zay » peut s’expliquer par le fait que Jean Zay est ministre de l’éducation nationale depuis juin 1936 (il le reste jusqu’en septembre 1939). Cette note nous permet de constater que le père d’Innghe a une très bonne maîtrise du français, bien qu’elle ne soit pas parfaite. « Chère Madame, J’ai l’honneur de vous présenter le certificat de domicile (en pli) lequel vous m’avez réclamé. A cette occasion je vous en prie, chère madame, en cas d’échec de bien vouloir la placer dans la VII classe si possible. Agréez chère madame, mes salutations distinguées. » Cette lettre nous rappelle que l’entrée en 6ème n’est pas systématique. Innghe doit passer un examen d’entrée difficile, et bien qu’elle soit bonne élève son père envisage un éventuel échec et prie la directrice de lui faire dans ce cas redoubler sa 7ème à Camille Sée.

Toutes ces pièces sont rangées dans une pochette verte, son « Dossier Elève » (pièce 1). Sur la première page de celui-ci on lit qu’en 1937 Innghe est toujours de nationalité allemande. A la question « adoptera-elle une 2ème langue à partir de la 4ème ? » il est inscrit « allemand ». Son père est toujours commerçant. Dans la « Colonne réservée à l’administration » on constate qu’elle passe 5 ans à Camille Sée : 6ème B en 1937-1938, 5ème B en 1938-1939, 4ème B en 1939-1940, 3ème en 1940-1941, puis 2nde en 1941-1942. C’est là que sa scolarité s’interrompt.

A partir d’ici, notre recherche quitte les archives de Camille Sée.

Lorsqu’une élève interrompt sa scolarité sans l’avoir complétée, nous tapons son nom sur la base de recherche de personnes du Mémorial de la Shoah. Cette dernière recense les noms des quelques 75 000 personnes juives déportées depuis la France pendant l’Occupation. Nous sommes en mars 2019 et pour la première fois depuis que nous avons commencé ce travail de dépouillement des archives début novembre, et saisit près de 200 dossiers d’élèves entrées depuis 1935 à Camille Sée nous obtenons un résultat sans équivoque.

Chaque victime fait l’objet d’une courte notice factuelle. Celle de Innghe nous dit :

GUTTMANN Ingeborg né(e) le 26/10/1926 à FRANCFORT deporté(e) par le convoi n° 14 le 03/08/1942 à Auschwitz. L’extrait du registre sur lequel apparaît le nom de Innghe est visible en ligne. (pièce 7) Il s’agit de la liste établie au moment du départ de chaque convoi du camp de transit où sont internés les prisonniers. Certaines listes sont plus précises que d’autres. Le cachet de la préfecture du Loiret indique que Ingeborg était internée dans le camp de Pithiviers. Elle est 14ème de la liste. Le nom et la date de naissance coïncident, comme le lieu de naissance : Francfort. Sa mère, Ella, est 13ème. On découvre à cette occasion que cette dernière est née le 22 mai 1902. Elle a 40 ans. Il est indiqué qu’elles sont toutes les deux sans profession, comme les 40 autres femmes et jeunes filles de la baraque 36 ou « baraque des tailleurs » qui partent par le même convoi. Seules 5 ont une profession : « étudiante », « chirurgien dentiste », « couturière », « modiste ». Toutes sont nées à l’étranger : surtout en Allemagne, Pologne, et Russie. Toutes sauf trois arrivent de Paris.

Nous cherchons Wilhelm Guttmann, le père de Innghe sur la base des victimes. Mais le Wilhelm Guttmann que nous trouvons est né le 2 mai 1931 à Berlin. Il a 5 ans de moins que Innghe et ne peut donc être son père.

Nous avons atteint la limite des recherches que nous pouvons faire en ligne. Pour en savoir plus nous nous rendons au mémorial de la Shoah. Tout d’abord dans la salle des archives il y a un livre, immense. C’est le Mémorial de la déportation des Juifs de France établi par Serge Klarsfeld depuis 1971. (pièce 8) Il présente les noms et les lieux d’arrestation des personnes juives déportées depuis la France. Les victimes sont classées par ordre alphabétique et par adresse. Nous feuilletons le livre et à Guttmann nous trouvons trois noms avec la même adresse : 12 Edmond Roger. Il s’agit de Ella, Ingeborg et du petit Wilhelm. Wilhelm est donc bien le petit frère de Innghe. Tous les trois sont partis de Pithiviers.

Chaque prisonnier qui entre dans un camp dit « de transit » comme celui de Pithiviers fait l’objet d’une fiche d’entrée. Ces fiches sont toutes numérisées et disponibles à la consultation au Mémorial.

Nous retrouvons d’abord celles de Innghe et Ella (pièces 9 et 10). La fiche est titrée « camp de Pithiviers ». Au recto on peut y lire leur nom, date et lieu de naissance ; leur profession, « sans », et leur situation de famille : « mariée, 1 enfant » pour Ella, « célibataire » pour Innghe. L’adresse parisienne est notée à l’entrée : « Adresse avant l’internement ». La formulation laisse entendre que cela n’est plus leur adresse, et ne le sera plus. Au verso le « motif d’internement » n’est pas renseigné. On y lit « prov Vel d’Hiv », ce qui confirme que Innghe et Ella ont été arrêtées pendant la rafle de la nuit du 16-17 juillet 1942 au cours de laquelle 13 152 personnes ont été arrêtées, dont 5 919 femmes et 4 115 enfants. La circulaire du 13 juillet 1942 de la préfecture de police qui organise la rafle indique que celle-ci vise les Juifs allemands, autrichiens, polonais, tchécoslovaques, russes et apatrides, et leurs enfants, même s’ils sont Français.

Un tampon indique que Ella et Innghe sont arrivées à Pithiviers le 21 juillet 1942. En effet l’internement dure cinq jours dans le Vélodrome d’hiver du 15ème arrondissement de Paris pour les 8 160 personnes qui y ont été envoyées. Dans la rubrique « Observations » est noté « A.O 2 août 1942 ». Cela signifie qu’elles ont été remises aux autorités d’occupation ce jour-là. C’est la veille de leur départ à Auschwitz.

Le convoi n°14 arrive le 5 août à Auschwitz. Il transporte 1034 personnes. 482 sont gazées à l’arrivée. Quatre survivent à la Shoah.

Enfin, au bas de leur fiche d'internement ont lit une mention au crayon à papier d’après guerre : « rien DP / 13.VII.46 / Ricochon ». Le 13 novembre 1946, un fonctionnaire nommé Ricochon a constaté que ces deux déportations n’étaient pas politiques, mais bien raciales. Cette recherche était notamment menée pour identifier les Résistants (déportés politiques)  susceptibles d’être décorés.

La fiche de Wilhelm, trouvée aux archives de Drancy,  est plus rudimentaire : un papier sans rubrique sur lequel on lit seulement « Guttmann Wilhem, 2.5.1931 à Berlin » et un tampon « 26 août ». Wilhelm a donc été déporté 23 jours après sa mère et sa sœur. A la date du départ de celles-ci le RSHA (Office central de la sécurité du Reich) qui est en charge des déportations n’a pas reçu l’autorisation de déporter les enfants de moins de 16 ans. Ceux-ci sont donc séparés de leur famille. C’est ce qui arrive à Wilhelm. La liste sur laquelle il apparaît porte la mention « camp de Pithiviers » et comprend 49 noms : 2 adultes et 47 garçons âgés pour la plupart d’une dizaine d’années. Le plus jeune a 2 ans. (pièce 12)

Mais les informations que nous trouvons apparaissent comme contradictoires. La notice de Wilhelm sur la base du Mémorial de la Shoah stipule qu’il est parti par le convoi 24, au départ de Drancy et non de Pithiviers. Sa fiche individuelle est bien aux archives de Drancy. Le site de Yad Vashem nous donne la réponse à cette apparente incohérence : le convoi qui part de Pithiviers avec 787 personnes à bord, dont Wilhelm, a d’abord rejoint Drancy. Le convoi 24 part le lendemain de Drancy pour Auschwitz. Ce détour s’explique par le fait que si la déportation des jeunes enfants est approuvée par les Allemands le 13 août, il est stipulé qu’aucun convoi ne doit être constitué exclusivement d’enfants. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de repasser par Drancy. Il n’y a en effet plus assez d’adultes à Pithiviers, le précédent convoi date d’ailleurs déjà du 15 août. Lorsqu’il repart de Drancy, le convoi de Wilhelm transporte 1000 personnes. 961 sont gazées à son arrivée à Auschwitz le 28 août. Aucun enfant n’a survécu.

Juin 2019. Quelques mois ont passé. Nous avons pris contact avec la COMEDJ (Conseil National des Enfants Juifs Déportés) et André PANCZER qui en est le président est venu nous rendre visite à Camille Sée accompagné d’un de ses membres les plus actifs, Corinne Kalifa. Grâce à eux nous découvrons de nouvelles pistes à explorer. Nous apprenons notamment l’existence des fiches de recensement des familles juives que la préfecture de police exige à partir de 1940.

Juillet 2019. Nous retournons aux archives du Mémorial de la Shoah pour enquêter sur d’autres élèves. Nous retournons aux archives du Mémorial de la Shoah pour enquêter sur d’autres élèves. Nous décidons de compléter aussi l’histoire de la famille de Innghe. Nous cherchons de nouveau la fiche d’internement à Pithiviers du petit Wilhem, et ne la trouvons pas. Cependant sa date de naissance (2.5.31) est étrangement proche de celle d'un Willelm Guttman né le 2.5.1891 à Berlin lui aussi, et qui a aussi été « muté à Drancy » fin août 1942 (pièce 13). Les archives de la Préfecture de police qui sont accessibles depuis les ordinateurs de la salle de recherche nous permettent de faire une découverte inattendue qui remet en cause toutes les conclusions de notre enquête : la fiche de recensement de la famille Guttmann (pièce 14). A partir de septembre 1940, tous les juifs de la zone occupée sont tenus de se présenter à la sous-préfecture de leur arrondissement pour se faire inscrire sur un registre spécial. Chaque chef de famille doit y déclarer l’ensemble des membres. Les fiches conservées dans la base du Mémorial sont celles qui ont été sortie du fichier central car ses membres ont été arrêtés. Celle de Wilhelm Guttamann porte la mention manuscrite « arrêté le 16.7.1942 ». Il est bien né le 2.5.1891 à Berlin, habite au 12 rue Edmond Roger, est marié, exerce la profession de Teinturier commerçant. Dans la rubrique « enfants de moins de 15 ans à charge » il ne déclare que « Inge » née le 30.10.1926.

Nous nous rendons compte brusquement que Innghe n’a jamais eu de petit frère. Elle est raflée avec ses deux parents le 16 juillet 1942, puis les trois sont envoyés à Pithiviers. Innghe et sa mère partent le 2 août tandis que son père n’est déporté que le 26. La confusion vient de l’erreur de transcription de la date de naissance du père au moment de son arrivée à Drancy. Le « 9 » de 1891 se transforme en « 3 » et Wilhem né le 2.5.91 est enregistré comme un enfant né le 2.5.31. Une deuxième fiche du camp de Drancy, celle-ci enregistrant le départ, confirme la confusion et porte la mention « convoi du 26 août » (pièce 15). L’erreur est reproduite dans le Mémorial des Juifs de France de Serge Klarsfled et sur le mur des noms du Mémorial.

La confusion semble d’autant plus plausible que le convoi ne comporte que très peu d’adultes et que les fonctionnaires en charge du fichage n’identifient par individuellement les prisonniers. Nous ressentons comme un soulagement un peu bizarre à l’idée que cet enfant n’ait pas vécu ces événements, parce que justement il n’a pas vécu.

Nous ne savons pas pourquoi le père d’Innghe n’est pas déporté à Auschwitz au même moment que Ella et Innghe. Au Mémorial de la Shoah on nous explique que cela arrivait parfois, de retarder un départ lorsqu’un prisonnier était malade.

Grâce à cette découverte le fichier du Mémorial de la Shoah sera mis à jour ainsi que le mur des noms lors de sa prochaine restauration.

 

Il nous reste de nombreuses choses à faire. Il faut écrire au service des archives d’Auschwitz. Ils ont peut être des renseignements sur ce qui est advenu à l’arrivée. Ella et Innghe ont-elles été sélectionnées pour le travail ? Quand sont-elles mortes ?

Aux archives de Paris on pourra retrouver le registre d’inscription et de sorties de Camille See. Dessus on pourrait y lire le motif de sortie qui a été inscrit pour Innghe.

Sur le site de généalogie geni nous avons aussi découvert que Wilhelm avait une sœur Hanna, déportée de Hollande et qui a une descendance qu’il nous faut contacter.

Il faut que l’on prenne contact avec l’école de la rue La Fontaine que Innghe a fréquenté et leur transmettre nos découvertes. Cette école a déjà posé une plaque sur lequel son nom apparait. Il faut que nous continuions nos recherches pour découvrir d’autres noms d’élèves.
Et il faut que nous organisions nous aussi une cérémonie en hommage à Innghe. Nous poserons une plaque sur laquelle on pourra lire : « A la mémoire des élèves de cette cité scolaire déportés de 1942 à 1944 parce que nés juifs, victimes innocentes de la barbarie nazie avec la complicité du gouvernement de Vichy. Ils furent exterminés dans les camps de la mort ». Et nous y graverons le nom de Innghe.

 

Notice de Innghe sur le site du Mémorial de la Shoah :

http://bdi.memorialdelashoah.org/internet/jsp/core/MmsRedirector.jsp?id=19515&type=VICTIM

Notice de Ella sur le site du Mémorial de la Shoah :

http://bdi.memorialdelashoah.org/internet/jsp/core/MmsRedirector.jsp?id=19515&type=VICTIM

Histoire du convoi 14 sur le site de Yad Vashem :

http://db.yadvashem.org/deportation/transportDetails.html?language=fr&itemId=5092585

Notice de Wilhelm sur le site du Mémorial de la Shoah :

http://bdi.memorialdelashoah.org/internet/jsp/core/MmsRedirector.jsp?id=19505&type=VICTIM#

Histoire du convoi 26 sur le site de Yad Vashem :

http://db.yadvashem.org/deportation/transportDetails.html?language=fr&itemId=5092596