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Sophie

Enfants et confinement : “Je crains la montée en puissance des phobies scolaires”

Sophie Marinopoulos, psychanalyste spécialiste de l’enfance, a pu observer les relations parents-enfants en cette période de confinement. Selon elle, on ne pourra pas demander aux enfants de tout de suite “faire école”, de mettre les bouchées doubles. Le déconfinement est un cheminement.

Après huit semaines de confinement et d’école à la maison, dans des conditions sanitaires et sociales loin d’être égalitaires, de nombreuses familles expriment leur mal-être et semblent au bord de l’implosion.

Sophie Marinopoulos, psychanalyste spécialiste de l’enfance, est une observatrice privilégiée de relations parents-enfants, notamment grâce à son association Les pâtes au beurre .

Depuis le 19 mars dernier, elle a ouvert une ligne d’écoute, « confinés mais pas seuls » (1) pour les parents qui se sentent débordés. Elle a ainsi pu faire des constats sur l’état psychique des familles confinées et penser le déconfinement pour les enfants. Elle publie aux éditions Les Liens qui libèrent, l’ouvrage numérique Un virus à deux têtes. Traversée en famille au temps du Covid-19.

 

Quelles ont été les premières conséquences de ce confinement sur les familles ?
Ce confinement est l’histoire d’une rupture : une modification interne très profonde, toujours violente. C’est un choc émotionnel. Le confinement a donc obligé chacun, parents, enfants, à se redéfinir, et à redéfinir leur relation, avec plus ou moins de heurts. On a parlé des inégalités sociales et matérielles, évidemment, mais peu des inégalités psychiques : on n’a pas tous les mêmes ressources, ni la même capacité à supporter l’autre, avec ses exigences. Et les enfants sont devenus très exigeants dans ce confinement.

“Dans la vie normale, on peut se supporter justement parce qu’on se sépare et qu’on se retrouve.”
 

Mais surtout, ils ont été 24 heures sur 24 sous les yeux de leurs parents, et inversement. Les parents, face à l’amour de leur vie, ont vu leur narcissisme essentiel s’effriter un peu : parfois, leur enfant ne veut pas travailler, il n’en a rien à faire de l’école, ça ne l’intéresse pas, il trouve que son parent explique mal… C’est une attaque au narcissisme parental ! Ils ont découvert un enfant qui, finalement, ne jouait pas toujours le jeu. Pour les parents, cela peut sembler injuste ou inadmissible. On oublie trop souvent l’enfance et sa logique, on voudrait des enfants sans l’enfance, cela n’a pas changé avec le confinement. Je parle depuis longtemps de malnutrition culturelle, de malnutrition dans nos relations humaines et familiales : nous n’étions pas déjà en grande forme dans nos relations les uns avec les autres avant ce confinement.

 

En quoi les relations se sont-elles encore dégradées ?
Dans la vie normale, on peut se supporter justement parce qu’on se sépare et qu’on se retrouve. La séparation promet les retrouvailles, et d’ailleurs, la première chose avec laquelle les enfants savent très bien jouer, c’est le cacher/coucou. Ce qui fonde notre équilibre relationnel est qu’on peut se perdre de vue pour mieux se retrouver, et donc se raconter, se dire des choses. Là, on a été totalement privé de cette dimension.

Les parents qu’on a eus au téléphone nous décrivaient ce qu’ils vivaient, parfois on entendait hurler dans la maison et on avait beaucoup de mal à échanger. Ils cherchaient tous des ressources. Comment vivre ainsi, les uns sur les autres ? Ils étaient à bout. On n’a pas tous la même capacité à avoir de la patience, à comprendre l’enfant, dans ce qu’il est. Mais aussi, comme on a perdu l’habitude de comprendre l’enfant, comme on aime vraiment tout rationaliser dans nos vies, on cherche à rationaliser un enfant.

Les parents ont été bouffés par des informations statistiques, sur le nombre de morts, avec des schémas, ils ont été absolument envahis par des choses extrêmement anxiogènes. On commence à entendre chez eux, ce qu’on déteste entendre, nous les psy : « Il fait exprès pour m’embêter », « il fait exprès de pas apprendre »... Quand on décrit un enfant non plus comme un enfant, mais comme un agresseur, qu’on pense qu’il est menaçant, c’est l’origine de la violence et de la maltraitance.

“J’ai peur de la montée en puissance de l’anxiété majeure, qui ne s’exprime pas toujours chez les enfants.”

 

Comment faire pour éviter cela ?
Il faut qu’on puisse reprendre un peu de mouvement, pour, physiquement et psychiquement, se dégager les uns des autres. Il va falloir y aller, mais les mots choisis par le gouvernement ne sont pas ceux qui permettent de transformer la peur en quelque chose de rassurant. Au contraire, on voit la peur devenir une angoisse et, à l’inverse de la peur, on ne peut pas raisonner une angoisse. Les parents sont pris entre deux feux : ils veulent sortir de ce confinement, de cet état de grand mal-être, de grande souffrance et, en même temps, quand on leur dit que l’école va reprendre, ils ne veulent pas que leur enfant s’y rendent, parce que les garanties ne sont pas claires...

 

Quelles seront les conséquences du confinement sur les enfants ?
Hier, mon petit-fils de 2 ans et demi, a répondu à sa maman, qui voulait lui donner la main pour traverser la rue : « Non, je suis propre. » On avait l’impression qu’il ne comprenait pas grand- chose, mais il avait pourtant intégré bien des aspects : cette main protectrice, maternelle, qui empêche de se faire écraser, qui est tout pour lui d’ordinaire, soudainement il n’en veut pas, il l’interprète comme quelque chose de dangereux.

Les traces psychiques de ce confinement sur les enfants, on les voit arriver petit à petit dans notre quotidien. Je pense qu’en septembre on aura une bonne idée de l’état psychique des enfants et de notre santé relationnelle et culturelle. Il faut prendre les choses à bras-le-corps dès maintenant, quand le psychisme est atteint, il ne se redresse pas comme ça, du jour au lendemain. J’ai peur de la montée en puissance des phobies scolaires, de l’anxiété majeure, qui ne s’exprime pas toujours chez les enfants, et des mécanismes défensifs obsessionnels.

Je redoute qu’on ait également des évitements relationnels très importants. Chez les enfants comme chez les adultes. L’autre, qui déjà jusqu’à présent était très vite l’étrange ou l’étranger, va devenir encore plus suspect, dans une dimension sanitaire : est-il vraiment propre ? Puis-je lui faire confiance ? Moins on fait ensemble, plus on est mis en danger dans notre capacité à vivre pacifié. Il va falloir une vigilance qui est, pour moi, une question centrale de santé publique.

“Il faut mettre de la narration au cœur de nos apprentissages : chanter, danser, créer avec du matériel artistique...”

 

Peut-on parler de traumatisme ?
Être traumatisé, c’est quand notre appareil à penser n’arrive plus à penser ce qui nous arrive : on est tellement pris par l’émotion, il y a une telle bouffée émotionnelle, que notre appareil psychique n’arrive pas à la contenir, et ça déborde. Donc oui, il y a énormément de familles qui se retrouvent dans cette situation traumatique et qui sont psychiquement très mal. On ne va pas sortir indemnes.

Et remarquez que le gouvernement ne parle pas du tout de santé psychique : la santé, elle n’est que physique. Quels sont les gestes sanitaires psychiques à adopter ? Personne ne dit rien. Sur le déconfinement, il y a pourtant des choses qui me semblent incontournables à faire pour les enfants, pour les parents, pour que chacun retombe sur ses pattes et se remette à penser. Le déconfinement est un cheminement.

 

Que préconisez-vous pour un retour apaisé à une vie plus normale ?
Il ne va pas falloir demander aux enfants de tout de suite « faire école », de mettre les bouchées doubles parce qu’on aurait pris du retard sur le programme. Au contraire, il faut véritablement leur proposer des sas de décompression, où ils pourront se raconter. Il faut mettre de la narration au cœur de nos apprentissages : chanter, danser, créer avec du matériel artistique, demander à ce que l’école soit une association de pédagogues et d’artistes. La santé culturelle joue un rôle énorme. Si on n’aide pas les enfants à se désintoxiquer de ce qu’ils ont vécu, ils ne vont pas pouvoir reprendre le chemin du savoir aussi simplement.

Cela fait partie des enjeux du déconfinement et je ne suis pas sûre qu’on en ait pris la mesure : si on écoute Jean-Michel Blanquer, les seuls gestes sanitaires préconisés sont la distance, les masques, les lavages de mains… tout cela est très anxiogène, aussi parce que ce n’est pas l’enjeu. Est-ce que les enfants peuvent à nouveau avoir une appétence à grandir ? Ils étaient dans une situation très mortifère, c’est-à-dire sans élan vital, et, tout à coup, il faut qu’ils se mettent en route vers l’apprentissage. On est dans deux mouvements contraires. Se débarrasser de l’angoisse est un geste sanitaire essentiel. Les enseignants doivent comprendre qu’ils vont accueillir des enfants en situation post-traumatique, qui implique une nécessité d’expression singulière et personnelle.

Les parents vont devoir également arriver à créer des espaces de dialogue et d’échange pour dépasser leur besoin de savoir si leur enfant, s’il retourne à l’école, s’est bien lavé les mains, s’il a bien respecté les distances, etc. Il faut plutôt l’aider à se raconter : ce qu’il a fait, le plaisir d’avoir revu les copains. Penser à mettre du narratif plutôt que de lui demander de nous aider à supporter notre angoisse : se déconfiner, c’est aussi se désintoxiquer et donc se parler. La parole est un geste sanitaire psychique essentiel pour que les colères et les mauvaises nuits s’arrêtent.

“Il faut faire l’école dehors avec les enfants et les amener à apprendre à partir de la nature.”

 

Dans quelle situation la famille déconfinée se trouvera-t-elle ?
Quand on va sortir de l’état de sidération, nous devrons nous réinventer. Quel sens a le fait d’aller au travail, d’être loin de ses enfants, de courir comme des malades, d’avoir ce rythme de vie de dingue alors qu’on a réussi à faire deux mois sans... Il va y avoir des questionnements internes, intrafamiliale, mais aussi sociales, culturelles qui vont peut-être aller vers ce nouveau monde. Qu’est-ce que la famille de l’après-Covid-19 ? J’espère que cette famille va se pencher sur les programmes scolaires de ses enfants et se rendre compte qu’on ne leur parle jamais d’écosystème, d’environnement, ou d’entraide. Les programmes sont d’une pauvreté par rapport à ce que nous sommes en train de traverser ! Je souhaite qu’il y ait des changements majeurs, sous l’impulsion des familles.

L’idée est sûrement un peu utopique, mais il faut faire l’école dehors avec les enfants et les amener à apprendre à partir de la nature. Dans la Commission des 1 000 jours, lancée par le gouvernement et à laquelle je participe, j’ai demandé à ce que les crèches disposent d’un espace extérieur pour que les enfants puissent vivre en contact avec la nature. J’ai senti les freins, pas des membres de la commission, mais sur la possibilité de le mettre en place. Comment faire si on n’instaure pas de règles, ni d’obligations ? Si on laisse les promoteurs décider de l’espace pour construire une crèche (mettre un maximum d’enfants dans un minimum de place), il est évident que les enfants n’auront jamais accès à la nature.

Les enfants ont besoin de culture pour grandir, et je suis très inquiète pour les artistes. Comment vont-ils pouvoir repartir ? Vont-ils pouvoir repartir ? Je ne suis pas sûre que la démultiplication des situations sociales, associées au retrait relationnel et à la suspicion relationnelle pour se protéger, conduira à l’entraide, malheureusement.

(1) Le 02 40 16 06 52, du lundi au vendredi de 9 heures à 21 heures et le samedi de 9 heures à 12 heures.